25 avr. 2014

La grève inversée

Des hommes abstraits et des pancartes individuées, Tsai Ming-liang et Agamben.(1)


Faut-il rappeler que la politique, avant de devenir une profession bancaire, entretenait un certain rapport avec le politique ? Avec la pensée d’un vivre-ensemble.
Qu’importe.

Il y a dans Les Chiens errants un des plans les plus politiquement tristes qu’il ait été donné de voir depuis longtemps. À plusieurs reprises, Tsai Ming-liang filme deux individus, plantés immobiles et muets à un croisement, tenant chacun un panneau publicitaire. Le lieu ressemble et est aussi glam qu’une sortie de périphérique. D’après les sous-titres, il est question de vente d’appartements. C’est déjà suffisamment ironique, l’un des deux hommes en question étant un père sans domicile. Il y’a pas mal de pluie et il y a pas mal de vent – comme dans l’ensemble du film par ailleurs –, et il y a le trafic routier incessant, scandé par les feux de signalisation. Les deux hommes pour se protéger portent des toiles translucides et fluo. On pourrait déjà gloser sur ce trompe-l’œil. Sur l’exigence double de couleur et de transparence, c’est-à-dire d’enthousiasme et de faire-comme-si. Comme s’il ne pleuvait pas, comme s’il n’y avait pas contradiction entre un climat, un environnement, et une injonction à le subir. Ils ont tout du capitaine luttant contre la tempête. S’il y a bien une lutte – celle d’assurer un repas, d’assurer un minima pour survivre –, le reste est sarcasme, comme si l’on grimait en roi l’idiot du village, car l’effort est évidemment à la mesure ni de sa récompense ni de sa valeur effective – au fond, ils ne sont que des spams humains.
Ce plan, le film en proposera plus tard le contrechamp. On découvrira alors qu’ils ne sont pas que deux, qu'ils sont plus nombreux. C’était en fait déjà visible, mais dans l’aspect frontal du premier plan, dans la circulation du trafic, ce n’était pas visible aussi clairement. Dans le contrechamp au contraire, Tsai Ming-liang ouvre une perspective. C'est d'ailleurs l'un des rares plans aérés du film, l'image dans Les Chiens errants étant globalement bidimentionnelle. Mais cette ligne de fuite nouvelle est simultanément contredite, contredite comme fuite. Au loin : le même, à l'horizon : d'autres hommes et leurs panneaux.

La raison pour laquelle ces panneaux ne sont pas plantés à même le sol ? On peut aisément imaginer. Ce doit être une raison comme le détournement d’une législation trop vague, comme un bypass légal. Sans doute, plantées dans le sol ces publicités seraient illégales, mais tenues par des hommes, leur statut doit changer. Peut-être qu'elles ne sont plus des publicités, des affichages sauvages, peut-être, sous cette forme, relèvent-elles d'un droit d'expression, du droit d'avoir une pancarte. D'ailleurs, ces hommes et leurs panneaux font penser à des grévistes.(2) Sauf que, la question se pose : qui des deux, ici, revendique son droit de grève sur l'autre ? C'est-à-dire qui des deux, l'homme ou la pancarte, soumet et interrompt au nom de l'activité de l'autre ?

L'homme travaille pour le marché la pancarte, c'est un fait. Mais la pancarte exige désormais de l'homme que précisément il ne travaille pas. Il n'est qu'un support inerte, une béquille organique, et surtout, béquille organique fortuite en tant qu'elle n'incarne qu'un passe-droit, qu'une justification dont la pancarte exige qu'à défaut de renoncer à être humaine (ce qui, donc, serait légalement contreproductif), elle renonce à être active, renonce à activer pour elle-même son activité. Ce n'est plus l'individu qui revendique les droits relatifs à sa qualité de sujet humain, mais la pancarte. La pancarte demande à sa béquille qu'elle soit à minima humaine, qu'elle soit en droit humaine.
En deçà de l'individu comme force de production – potentiellement aliénée ou non – voici donc l'individu comme essence politique désincarnée, qualité dont le sujet dont elle est la qualité n'est plus nécessaire, plus tellement. Seule la qualité, en tant que qualité, compte. Il faut imaginer un roi qui ne procréerait que pour s'assurer de l'existence de sujets dont il pourrait être le roi, ou, car c'est ce qui est préoccupant ici, un concept qui ne s'incarnerait que pour s'assurer d'être bien le concept de quelques choses.

Évidemment, c'est cette inversion qui est triste.
Économiquement triste, parce qu'elle induit une prérogative de l'échange sur l'individu-sujet. Comme si l'échange n'était pas le sous-produit des besoins humains, mais l'inverse. Il y a au moins un bon côté : dans cette inversion de la hiérarchie, la question de savoir si l'économie profite à un 99 ou à 1% des individus devient caduque ; l'économie n'est de toute façon plus un profit individuel. Elle est plutôt processus d'individualisation : les individus se produisent selon les besoins en humanité de l'économie. Encore une fois (pour rester dans le même type d'analogie), imaginons une démocratie produisant ses citoyens par besoin de citoyenneté, par besoin d'électorat.
Politiquement triste, parce que l'individu n'a plus pour fonction que celle de l'existence. Importe seulement à la marche du monde que l'individu existe, qu'il soit là. Car avec la soustraction d'une activité est aussi soustraite la nécessité d'une interaction. Le vivre-ensemble, le vivre-avec, apparait comme un vivre-en-soi. Et le monde n'est plus tellement espace partagé que lieu d'une occupation simultanée.(3)

Agamben dans Qu'est-ce qu'un dispositif ? définit ainsi le sujet: "ce qui résulte de la relation, et pour ainsi dire, du corps à corps, entre les vivants et les dispositifs", ou, exprimé dans le vocabulaire de ce texte, entre les individus et les pancartes.
L'individu comme sujet, c'est exactement ce qui est perdu dans Les Chiens errants, ce qui est manquant. La dystopie (restons positifs) proposée par Tsai Ming-liang est celle d'une conception universalisante du monde qui s'est affranchie de son terreau humain. Ce qui donne, avec les mots d'Agamben : "Les sociétés contemporaines se présentent ainsi comme des corps inertes traversés par de gigantesques processus de désubjectivation auxquels ne répond aucune subjectivation réelle. De là l’éclipse de la politique, qui supposait des sujets et des identités réelles et le triomphe de l’économie, c’est-à-dire d’une pure activité de gouvernement qui ne poursuit rien d’autre que sa propre reproduction."
Au fond, le (néo-)libéralisme n'est libéralisme aboutit que lorsqu'il est libéré de son ancrage mondain, de ses sujets ; l'Universel, on le sait, est un meilleur universel lorsqu'il n'est incarné dans rien.

Sans doute sommes-nous trop abstraits ici. Et quelqu'un de plus pragmatique, quelqu'un qui a à coeur d'agir au lieu de bavasser, répondra qu'il n'y a pas de petits boulots – porteurs de pancarte inclus. Il n'y a pas de sous-métiers, dira-t-il. Et Dieu reconnaitra les siens.
Mettons.
Sans doute, alors, n'y a-t-il pas non plus de sous-conceptions de l'homme. Et tout va bien.

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1: Ce texte est un complément à l'analyse publiée sur Playlist Society, qu'il est sans doute préférable, pour plus d'intelligibilité, de parcourir avant d'entamer la lecture du texte ici présent. back

2: Si ma mémoire ne me fait pas défaut, il me semble que les sous-titres, lors de la première apparition des ces "grévistes", s'affichent avec un temps de retard délibéré, renforçant cette impression. Laissant penser quelques secondes avant de l'infirmer qu'en effet, les deux hommes sont peut-être des manifestants, les deux pancartes peut-être des messages de protestation. back

3: Et c'est de toute façon un des climax déviants du libéralisme-individuel : réduire promouvoir autrui au statut d'onglet d'une interface numérique (profil social, numéro de téléphone portable, blog), c'est-à-dire comme présence binaire, s'exprimant sur le mode du on/off, expurgeant ainsi du domaine social (une fois l'invitation facebook acceptée, évidemment) toute possible et réelle encontre. back