12 févr. 2014

Antigone a-t-elle chialé ?

2013 au cinéma - 2


Zero Dark Thirty et Michael Kohlhaas partagent en guise de plan final deux visages en larmes, respectivement celui de Jessica Chastain et de Mads Mikkelsen. Avant ça, le jeu des deux acteurs s’était construit autour d’un minimalisme introverti assez identique, sorte de froideur mutique pour Mikkelsen, de placidité administrative pour Chastain. Par contraste, les deux plans apparaissent comme un ultime feedback de l’individualité des personnages. Une expression d’eux-mêmes qu’ils auraient constamment ajournée, reflet final sur un enjeu humain que le cadre narratif aurait jusqu’ici tenu hors champ. Ils sont aussi là en conclusion, si ce n’est en climax, de deux courses-poursuites, deux traques, celle du terroriste et celle du baron ayant outrepassé son droit, qui s’étaient établies pour eux deux sur le mode de l’obsession. Obsession d’une forme de justice, rétablissement d’un devrait être qui au nom de la justice avait privé ces deux vaisseaux de leur empathie au monde. Ainsi Maya dans Zero Dark Thirty est ostensiblement privée d’une vie en propre, chasseuse intégralement tournée vers une chasse qui lui refuse d’avoir vraiment amis, amants et même home. Parallèlement, Kohlhaas devra mettre au placard famille et métier, de manière à peine plus volontaire que Maya quand ce n’est pas de manière plus tragique (la mort de sa femme, puis la sienne). La justice, comme concept à (r)établir, accaparera à la fois la conduite de leur corps et la direction à suivre. Simples instances empiriques, Maya et Michael se traitent eux-mêmes comme les individualités accidentelles à travers lesquelles l’horizon du devoir s’incarne. Individus désubstantialisés à la façon de la loi morale kantienne, ou carrément trompés à la façon de l’Esprit hégélien. Outils à l’usage du concept ou objets d’une "ruse de la raison".

Cette contorsion douloureuse de l’individu à sa tâche, c’est peut-être le film de Des Pallières qui l’exprime le mieux. Cette scène magnifique, la mise bas d’une jument, quasi-plan-séquence où l’on voit Kohlhaas entrer dans le champ comme s’il entrait sur les planches, c’est-à-dire en protagoniste rapporté, venir soutenir discrètement par quelques gestes précis la délivrance de l’animal, et ressortir tel qu’il était entré. Le plan condense l’émerveillement de Kohlhaas pour la chose de la vie et il reflète conjointement le rapport que Kohlhaas entretient avec. L’animal est d’abord autonome dans son travail, sujet principal, et l’intervention de Kohlhaas, parce qu’elle est aussi importante qu’inframince, exprime comme la reconnaissance de cette autonomie. En regard de cette scène, le reste du film n’est plus qu’un contrechamp contradictoire où Kohlhaas, celui qui aidait à mettre au monde, par le devoir qu’il s’impose devient celui qui abat. Cette intervention-là ne cessera de détonner avec l’interventionnisme meurtrier dans lequel Kohlhaas devra s’investir.
D’ailleurs, que cet interventionnisme soit meurtrier est secondaire. C’est plutôt son aspect dérogatif, anticollégial, qui semble peser sur la conscience de Kohlhaas. Aspect qu’il essaiera constamment de conjurer, partant de ses premières tentatives légales pour résoudre le conflit, à la pseudo démocratie de son armée, jusque dans la reconnaissance d’un verdict judiciaire pourtant fatal. Car le problème de Kohlhaas est bien d’avoir affaire à une justice qui n’est plus autonome. C’est parce que la voie légale, pire : son représentant, s’avère inopérante à établir la légalité que Kohlhaas doit s’engager dans la guerre. Devenir, en quelque sorte, le support singulier d’une prétention universelle. C’est la douleur muette du personnage : ce devoir de l’individu face à l’immanence du concept, ou plutôt : face à son défaut d’immanence. Le dialogue avec Luther l’exprime. Kohlhaas n’y refuse pas Dieu, il refuse que la justice inter-humaine soit sous-traitée à Dieu. Chaque chose dans son camp : à Dieu la justice divine, aux hommes la justice humaine. L’exigence d’un monde juste ne peut être reportée hors du monde. Si la société échoue à incarner cette exigence, c’est alors à l’individu, pense Kohlhaas, que le devoir revient, quitte à être écrasé par la charge. Ce que la charge ne manquera pas de faire. Les pleurs de Kohlhaas à la fin de sa quête sont aussi bien les signes d’une tristesse face à une justice qui a demandé la vie comme prix, que les signes d’une joie face à une vie où s’incarne enfin la justice.

Le problème est légèrement diffèrent pour Maya. Si la justice qu’on refuse à Kohlhaas lui est refusée en vertu d’une structure sociétale pour qui il est plus commode de laisser en suspens la question de l’application, ce n’est pas une seconde le cas dans le film de Bigelow où l’exécution de Ben Laden l’acte de la justice apparait au contraire comme le désir unificateur d’une nation. Aussi la lutte de Maya se dévoile d’abord comme lutte géographique. Résorber le fossé spatial entre coupable et victime, conjurer la distance jusqu’à littéralement faire apparaitre l’un sur l’écran de l’autre. Donner à Langley la puissance de voir – qui est alors puissance d’agir – sur Abbottabad.
Il est signifiant que Maya apparaisse dans le film comme un individu déraciné. Quand Kohlhaas rencontre son élément perturbateur alors qu’il voyage de son chez-soi vers ailleurs (un chez-soi qui apparaitra à plusieurs reprises dans le film), Maya, elle, est d’emblée ailleurs. Son premier territoire est celui d’un "black site".(1) Maya apparait plutôt qu’elle ne s’insère ou ne s’engage et le visage que filme pour la première fois la caméra en cadrant sur Maya est déjà le visage d’une obsession. Il en va ainsi de son home qu’il ne pourra être envisagé qu’une fois la justice acquise. Une des premières décisions prises par Kohlhaas avant de partir en guerre est de vendre une partie de ses terres. Tu me les revendras une fois tout cela terminé, dit-il à son acquéreur. L’incapacité du monde à incarner un ordre est aussi incapacité des individus à incarner un territoire. Mais Kohlhaas, lui, n’oublie jamais quel est son chez-soi et il semble tout aussi signifiant alors que les pleurs de Maya interviennent précisément lorsque, sa quête achevée, un pilote lui propose de l’amener "où elle veut".

C’est dans cette mise en suspens que Zero Dark Thirty est moins naïf qu’il ne voudrait. Si Ben Laden représente le mal à abattre, il représente simultanément le mal fantasmagorique, jusqu’au bout sans visage, à travers l’abattage duquel on pense pouvoir découvrir le Bien. Pour Maya, pour qui la question d’une justice "judiciaire", c’est-à-dire pluraliste, ne se pose jamais – et le film a ici raison de la suivre – abattre une fois pour toutes le Mal, c’est aussi devoir faire le constat d’un Bien dont la révélation n’est pas concomitante. Et si les pleurs de Kohlhaas marquent l’achèvement d’une exigence éthique, un devoir qui est devenu et au-delà duquel il peut donc bien mourir, les pleurs de Maya marquent au contraire l’exigence d’une éthique à venir. Si Kohlhaas réussit à rendre immanent un certain concept de la justice, Maya, croyant faire de même, accomplit plutôt l’inverse. Réalisant son concept, c’est son effectivité dans le monde qu’elle rend inopérante. Car au-delà de la conception dualiste que Maya éradique en éradiquant son Mal demeure encore un monde à investir, un chez-soi qu’il lui faudra construire, un et un vouloir auquel il lui faudra apporter une réponse. Ou, version plus noire, demeure un nouveau Mal à instituer – et alors l’hésitation sur le « où voulez-vous aller », et la non-réponse de Maya, deviendrait plus ambigüe, voire inquiétante.
Mais on peut rêvasser. S’il est permis à Maya de rester vivante à la fin de sa quête, c’est peut-être que la raison n’a pas encore fini de lui imposer sa "ruse".
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1: Et son élément perturbateur – le nine-eleven, le terrorisme – est lui aussi déjà là, sous la forme de ce prélude sonore, pur hors champ sans images, presque hors du film. back