6 févr. 2014

L'histoire mimée

Hunger et Shame sont deux films fascinés par l’aliénation de l’individu. Du premier le penchant moral, du second son versant physiologique. Pas tout à fait cependant : l’enfermement moral de Bobby (Michael Fassbender) dans Hunger, son obstination dans la cause, était déjà lié, outre les sévices subits, à un enfermement physique. Le film le représentait de manière assez belle dans ce corps devenu carcasse fragile, presque effondrée sur elle-même par la privation volontaire. Shame exploitait un parallélisme semblable. Au rapport malade de Brandon aux corps (Michael Fassbender encore), malade parce que toujours en surplus ou en déficit, capable de posséder deux corps simultanément, le sien à répétition, ou soudainement incapable de n’en posséder aucun, répondait son désœuvrement affectif. Aussi, l’aliénation progressait d’un film à l’autre et Shame esquissait le commencement d’une infection de soi aux autres. Car non seulement, on ne baise pas seul, mais à la cellule de prison de Bobby se substituait le New York de Brandon, au dialogue privilégié avec le prêtre, les exigences plurielles de l’individu social. Il y avait toujours le risque que la radicalité de Bobby se propage à la cause, mais le risque demeurait abstrait et d’une certaine façon renfermé en Bobby. Le martyr a toujours la forme de l’individualisé et bien qu’il se donne comme exemplaire, l’exceptionnel est constitutif de sa nature. Mais dans Shame, l’obsession mal calfeutrée s’exprimait d’abord comme souffrance évidente des autres, se signalait d'abord par elle. De l’effarement d’une inconnue face au comportement intrusif de Brandon, jusqu’à la tentative de suicide de sa soeur. Le terme d'aliénation recouvrait alors pleinement son sens étymologique premier, celui d’un “transporter ailleurs”.
12 years a slave, d’une certaine manière, représente le climax de cette infection : c’est alors totalement à l’autre que relève la charge de subir l’aliénation de soi. Si l’esclave est le premier aliéné, au sens de première victime effective d’une perte de droit, s’il est celui qui souffre des symptômes de l’aliénation, c’est la société possibilisant cet esclavagisme qui en est le patient zéro. Edwin Epps, le maitre (Fassbender toujours), peut s’entendre comme une version radicale de Brandon, alors que Sissy, victime périphérique, se généraliserait en Salomon. C’est alors un autre film qui se dessine en creux dans 12 years a slave. Un film non pas sur Solomon mais sur Edwin, un film où le l’idiosyncrasie néfaste d’Edwin s’interpénètrerait avec un certain état du monde, de la société américaine du XIXe siècle, l’un et l’autre oeuvrant conjointement à leur perpétuation, c’est-à-dire à leur irrésolution. Mais en adoptant le point de vue de Solomon, celui de l’aliéné qui n’aliène pas, McQueen marque son projet d’une divergence fondamentale.

Shame, comme tout bon drame ou tragédie, acquiert son souffle à travers l’ambivalence. Celle, dans la chute de son personnage, des causes efficientes en jeu. C’est-à-dire l’oscillation perpétuelle et floue de l’individu, quant à son aliénation, entre un environnement et une volonté. Responsabilités équivoques qui font de Brandon à la fois la victime et le coupable de son enfermement, et à la fois ni l’un ni l’autre. C’est la belle dernière scène du métro, qui voit l’introduction du film faire volteface et se retourner aussi bien en que contre elle-même. Le volontarisme frontal de Brandon est alors remplacé, si ce n’est supplanté, par l'appétit de la jeune inconnue. Le germe placé là par l’un se voyait développé individuellement par l’autre et, aussitôt, le comportement néfaste de Brandon semblait se mélanger indistinctement au comportement plus général du monde. Le monde, semble-t-il, fournira toujours de quoi dépendre à qui le cherche. Dit autrement, fournira à un sujet un maitre en quête de sujet, à un maitre, un sujet en quête de maitre. Hunger ne diffère pas. L’obstination morbide de l’un à défendre une position se heurtait à force égale à la volonté de réprimander de l’autre, formant ainsi un organigramme indéchiffrable de causes et de conséquences. Une interdépendance dans l’échelle de la violence. L’aliénation dans Hunger et Shame est aliénation volontaire. Volontaire dans une certaine mesure, dans la mesure exacte où l’aliéné n’est pas totalement inactif ou inopérant dans le processus. À part égale avec son monde, ou à part devenue trop complexe pour être perçue comme duelle. C’est d’ailleurs dans cette ambivalence et dans l’équivalence structurelle que les films mettaient à jour, que pouvait être trouvée la possibilité d’une combinaison sereine. Fut-elle courte et fragile. Mais l’aliénation subit par Solomon, elle, est étrangère au volontarisme.
Aussi étrangère que l’est l’esclavagisme et, parmi les types d’esclavagisme, notamment celui qui s’est opéré à travers la traite des noirs. Cette aliénation représente au contraire l’absolu unilatéral et sa "puissance" est celle d’un pur trou noir – en sorte – vis-à-vis duquel toutes les forces en propre de ce que lui fait face ne rentrent soudainement plus en jeu. Solomon Norhtop peut bien être cultivé, lettré, en bonne santé, apte à se révolter, et cætera, il peut même aller jusqu’à être – comble de – un homme libre, tout cela n’importe plus.
D’où la littéralité étrange qui domine 12 years a slave. L’énumération de faits, plutôt que la manifestation de formes. Énonciations transparentes, et donc sans profondeur, des coupables et des victimes. Et de ce par quoi les coupables se rendent coupable et les victimes victime (les premiers par beaucoup, les seconds par le seul fait d’être noir). Comme si le film, de peur de devenir autre chose qu’un film sur l’esclavage, abandonnait toute volonté d’insuffler un sens en dehors du sens interne, diégétique, des images. Refusait toute extension universelle au cas particulier de son histoire. Mais c’est que d’une certaine manière, en adoptant le point de vue de Solomon, le film doit lui-même faire face à rien. Faire face à rien à la manière dont on fait "face à rien" lorsqu’on fait face à un trou noir. Le film alors devrait être capable de penser le néant. Pas n’importe quel néant. Ce type de néant qui n’est subitement plus théorique mais est néant dans le monde. Pure impossibilité en somme (dont la réalité au sein de l’Histoire stipule pourtant qu’elle est non seulement possible mais, effectivement, fut) à laquelle le film ne prétend d’ailleurs pas. Dès lors, l’esthétique et les formes qu’extrayaient Hunger et Shame de leur tragédie humaine disparaissent de concert avec une ambivalence qui n’est plus de mise. Ne demeure à la manière d’un document, ou à la manière d’un simple montré, plus que le cadre à travers lequel cela est montré.
Dans ce cadre, ce qui frappe d’emblée est la position de Solomon. Solomon Northup n’est pas l’esclave d’un esclavagisme aveugle. Corps au fond du cachot ou corps au fond d’une mine. Au contraire, ancrant le récit autour de Solomon et de ses relations à l’autre, l’esclavagisme de Solomon apparait concomitant à sa stricte nature normative, qui se dévoile d'autant plus accablant que cet esclavagisme-là est donc social, mondain.
À quelques actes de cruauté près, Northup pourrait avoir l’apparence d'un homme subissant contre son gré une privation, comme beaucoup avant et beaucoup après lui l'ont subie. Mais en permettant à Northup d’interagir à ciel ouvert n’en apparait que plus nettement le bémol, la particularité de sa situation : que Solomon est surtout un homme privé de sa liberté en droit. Solomon peut bien battre un de ses maitres, il peut bien en défier verbalement un autre, essayer d’en duper un troisième, dans chaque cas, un seul des deux individus concernés possède le droit de faire de l’autre ce que bon lui semble. En faisant de Solomon un esclave au-monde, c’est ce bémol-là qui apparait au grand jour. Et c’est à travers ce "bémol" que le film ne cessera plus, dès lors, l’extraction de l’innommable dans le phénomène de l’esclavagisme. Car c’est ok, dit le législateur, ton objet tu peux coucher avec, tu peux lui faire découvrir les charmes de la vie bourgeoise si ça te dit, mais aussi bien, et c’est toujours ok, tu peux le mettre à mort ou l’obliger à danser pour toi à trois heures du mat’. Cette réduction d’autrui à son statut d’objet parmi les objets, c’est-à-dire propriété en demeure de trouver acquéreur et régie selon les lois de l’acquisition et de la propriété, n’est véritablement possible, comme représentation, qu’à travers cette prise au monde de Salomon. Pour que l’esclave soit enfin représenté comme l’objet que l’esclavagisme voit en lui, encore fallait-il le filmer comme tel, lui donner ce cadre.

L’esclavagisme comme esclavagisme en droit – et parce que la structure qui le permet n’est pas uniquement légale mais plus vaste : comme esclavagisme en monde – voilà peut-être tout ce que 12 years a slave voulait mimer dans son dispositif. Sans doute n’est-ce pas sans valeur.
Notons en ce sens la belle intégrité du film jusque dans son dénouement : que la libération de Northup soit non seulement rendue possible par l’entremise d’un étranger à cette loi-là, ou à ce monde-là (le personnage joué par Brad Pitt, travailleur canadien), mais que cette libération ne soit que le rétablissement d’un droit légal et non la reconnaissance d’un droit humain, semble la seule issue cohérente.
25 ans avant le vote du XIIIe amendement, Northup n’est pas encore un homme, il n’est que le propriétaire de son affranchissement.