7 févr. 2013

Cartographie des photons

Devais avoir 15 ans lors de ma première rencontre avec Hopper. Romantisme mal placé oblige, j'y ai vu la parfaite incarnation transatlantique d'une sorte de spleen baudelairien, ou encore celle chère à Schopenhauer (en moins extrémiste mais en aussi globalisante) de la souffrance/ennui comme moteur-des-moteurs, vecteurs parmi les saints. C'est que non seulement on est toujours enfermé dans la peinture d'Hopper, dans des murs, dans des décors vides, mais qu'en plus toute sortie dans le monde semble éperdument déceptive. Comme peintre, on n'y trouve rien que du morne, que des constructions anti-exceptionnelles, tristement prosaïques, que des industries sans enchantement. Comme personnage, rien d'autre à faire que d'attendre – et dans une attitude qui ne semble que trop consciente qu'il n'y a rien, vraiment, à attendre. Au mieux (et souvent) regarde-t-on le ciel comme en quête de nuages baudelairiens, allégories d'un "any where out of the world" absolument métaphysicien – nuages qui en-sus ne sont pas mêmes visibles dans les cadres d'Hopper, mais sadiquement cachés, comme si la dernière allégorie disponible pour "aérer" les hommes était elle-même un mensonge éhonté, inefficiente et inefficace. En deux mots, on regardait beaucoup le ciel chez Hopper, mais il n'y avait rien à y voir. C'est pour toutes ces raisons qu'on pouvait se permettre de peindre des wagons sans attraits, des dessous de ponts, des maisons banales, parce que, anyway, rien n'était plus merveilleux, parce que ces figures communes n'étaient de toute façon ni plus ni moins merveilleuses que les autres. Bref : c'était pas la joie.

Ma seconde rencontre eut lieu vers mes 20 ans à l'occasion d'un devoir d'esthétique. Alors Hopper avait perdu de son spleen pour s'émerveiller de la présence d'une dialectique universelle. C'était la pénétration communément partagée d'une même marche vers le progrès entre intérieur et extérieur. L'idée que le même mouvement – l'Histoire, le modernisme, qu'importe – était une affaire privée autant que publique, parcourant sans discrimination une chambre comme un perron, une habitation comme un paysage. Extériorité et intériorité n'étaient plus des pôles opposés et antagonistes où les intérêts de l'un se joueraient nécessairement contre ceux de l'autre. Au contraire, la même lumière les baignait et les mêmes attitudes s'y superposaient indifféremment. Assis seul sur son lit ou à plusieurs à la terrasse d'un hôtel. Le ciel presque éternellement bleu des peintures d'Hopper n'était plus l'allégorie d'une vacuité indépassable mais le signe quasi-naïf d'une positivité solaire. Phares et wagons n'étaient plus les gimmicks d'un désenchantement mais les figures représentatives d'un progrès uniformément en cours de progression. Les temps modernes étaient une affaire qui ne laissait personne pour compte et aucune place n'y était étanche. C'était même une affaire qui pouvait résister à la nuit. Exemple du trop-vu Nighthawks où la plus modeste activité humaine venait littéralement éclairer la cité de par sa seule présence.(1) Certes, on ne savait toujours pas bien ce qu'on faisait dans les tableaux d'Hopper, quand et si on y faisait quelque chose – de la photosynthèse sans doute –, mais on semblait cependant particulièrement serein d'y faire ce qu'on y faisait. Y-être, ou en-être semblait suffire à soi. Et de toute façon, ultime positivisme, on ne pouvait pas y échapper : il y avait toujours un coup de vent, un entrebâillement, un feuillage, pour faire entrer et rendre compte que le même air-du-temps se partageait égalitairement en toute chose. Hopper comme témoin universel d'une élan progressiste.

Ma troisième rencontre avec Hopper – rétrospective parisienne oblige – quoique proche de la seconde, est cependant moins théorique et plus idiote. L'opportunité de voir en masse les toiles originales rassemblées dans un même lieu fait surtout sauter aux yeux à quel point il est, chez Hopper, question de lumière. Et peut-être question que de cela. C'est un lieu commun de parler de la lumière chez Hopper. Autant que d'en parler chez Caravage ou Vermeer. M'enfin, le simple fait d'évoquer la lumière dans les œuvres de Caravage/Vermeer/Hopper suffit à percevoir en quoi leur traitement respectif de la chose les différencie, et seulement répondre à la question "Sur quels objets la lumière vient-elle se poser chez ces trois là ?" suffit à marquer entre eux un gap axiomatique et culturel.
En ce qui concerne Hopper, ne pas mentionner la luminosité quasi déstabilisante d'un tableau comme Portrait of Orleans – qui subitement donne à un "pauvre" croisement de route le statut de seule-chose-à-voir – serait un manque grave. Je veux dire par là que le traitement attentionné d'Hopper pour des objets sans-attention – ou plutôt : sans attention pour l'attention dont ils sont l'objet – pointe du doigt la possibilité qu'il n'y ait "rien à voir ailleurs que vous ne pouvez pas déjà apercevoir là". Difficile, pour faire court, de ne pas envisager que la peinture d'Hopper ne s'est pas construite sur l'unique principe du plaisir à capter la lumière peu importe où elle se posait. Et disons que la possibilité que le monde picturale d'Hopper puisse se résumer à l'équation un objet + une lumière = la peinture ne me semble pas une seconde dépréciative de la justesse de l'entreprise. Ce serait de toute façon refuser une place au minimalisme de ses dernières toiles – notamment Sun in a empty room, toile à la fois modeste et absolutiste, dont le titre dit tout ce qu'il y a à dire (et savamment posée en conclusion de la rétrospective, comme tous l'ont justement remarqué) qui semble prophétiser le formalisme pictural de la seconde moitié du XXe siècle, ou encore le formalisme plus plastique des œuvres – au hasard – de Dan Flavin et Donald Judd.(2) La possibilité de lire à rebours l’œuvre d'Hopper comme un traitement de la lumière en milieu "nord-américain post-industriel" ne me parait pas si absconse, ni si pauvre – aussi tautologique que puisse sembler ce témoignage. (3) Minutieux et presque phénoménologue, Hopper donne l'impression de représenter la lumière plus qu'il ne présente ce qu'elle vient éclairer – j'entends par là : sans distinction de valeur, avec force d'immanence.

La pertinence du projet hopperien, et ce qui fait bien de lui un peintre, passe évidemment par son média. Suffit qu'on s'imagine la transcription photographique de Sun in a empty room. Son équivalence mécanique aurait-elle la même force iconoclaste ? La question ne peut pas se décider que du point de vue spectatoriel ni se réduire en quanta d'effort (le 1/100e de seconde de la photo vs. les heures de la peinture). La peinture a pour elle le même pouvoir synthétique qui fait préférer aux botanistes l'usage de monographie dessinée (le dessin des plantes de préférence aux photographies des mêmes plantes). Capacité à la synthèse mais comme marquée immédiatement d'un écart, c'est-à-dire se donnant d'emblée comme une re-présentation. C'est-à-dire-bis, permettant de mieux voir. C'est-à-dire-bis-bis, permettant de re-voir.
Me permet de glisser vers le cas de Thomas Demand et de son étrange projet.
Que disent les photographies de presse reconstituées – maquettisées –  de Demand, si ce n'est que l'actualité de l'événement n'est plus visible dans sa photographie. Que d'une certaine façon, le fait que l'actualité soit aujourd'hui presque toujours médiatisée par l'image, finit par rendre impossible la distinction entre l'actualité elle-même et sa représentation. Que l'image de presse n'est plus un compte rendu de l'information mais l'information elle-même, ou encore l'événement lui-même. Ainsi les photographies de Demand sont moins – moins quoi ? tautologiques, idiotes, étranges ? – qu'elles ne sont éthiques. Pas d'autre choix que de re-photographier, de re-construire l'image, ses objets, sa lumière, son cadre. Que de redoubler, pour la lui rendre, ce qui a perdu sa force de représentation.
Comment réagiriez-vous, si en demandant votre direction ou en demandant une carte, on vous répondait en désignant l'autour d'un geste vague : "Vous n'avez qu'à regarder." / "La voici." ?
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1: Tableau certes trop éculé mais dont par ailleurs aucune reproduction ne rend hommage à la subtilité de ses contrastes – trop-vu, mais surtout trop-mal-vu. back

2: On évitera de regarder les dates – sans quoi on se rendra compte que les tâches de Rothko apparaissent dès 1948, et avec lui Pollock, Newman et consort, qui ne sont pourtant pas les premières manifestations de l'abstraction picturale à tendance formaliste (Carré blanc sur fond blanc : 1918). Il serait tentant via cette mise en place historique de faire d'Hopper une sorte d'épave noyée dans le courant moderniste. Sans mentionner le cas Thomas Eakins, peintre malheureusement peu connu en France – lui aussi américain, lui aussi "hyper-réaliste" – mais dont des toiles telles que Max Schmitt in a Single Scull (1971), Sailing (1975) ou encore The Thinker (1900) font plus que partager des occurrences thématiques avec la peinture d'Hopper dont l’œuvre semble, rétrospectivement parlant, ne faire que systématiser le traitement pictural entrouvert par Eakins (sans parler non plus, des liens déjà fortement revendiqués d'Eakins avec la photographie). On risquerait dans cet imbroglio de rater ce qui fait peut-être d'Hopper un peintre déjà au-delà du modernisme.
C'est qu'il existe de bonnes raisons de légitimer un retour contemporain au figuratif sans pour autant ni entacher la valeur de l'abstraction ou celle des problématiques formalistes, ni accorder des faveurs imméritées au classicisme ou néo-classicisme. Ne serait-ce que parce que la figuration de notre époque possède des fonctions et une utilité sociale avérées, qu'on aurait tort de laisser la photographie – et la fiction – occuper seule. Dans le cas de la photographie, simplement parce que trop proche du réel, elle en devient sans doute trop transparente, et que sa consommation médiatique de masse lui interdit en elle-même de postuler au rang d'outil réflexif valable. Dans le cas du cinéma, qui se charge à part égale de la fonction figurative de notre époque, simplement parce qu'il est trop intimement lié aux usages du récit - avec la part d'irréel que le récit implique. D'où les bonnes raisons de se réjouir des percées nouvelles du figuratif. Quel média à part la peinture peut aujourd'hui remplir le rôle vacant d'une présentation non-narrative (et non transparentes) des figures contemporaines ? Au hasard, les peintures "d'aéroports" d'un Dike Blair me semblent aisément répondre à un manque concret dans le champ des représentations du monde, réponses d'autant plus pertinentes que le manque qu'elles comblent semble d'autant plus évident lorsque ses peintures se proposent de le combler. On ne s'en était pas aperçu, mais il y avait bien là un trou. back

3: Si vous vous demandez "Est-ce qu'un témoignage peut ne pas être tautologique ?" la réponse est "Non", bien évidemment. Un témoignage consistant à relater "ce qui s'est passé", son projet même est tautologique – du moins, sa forme parfaite est celle de la tautologie. Dit autrement : celle du réel. back