27 janv. 2013

Les clés de la maison

Comme rien n’est pire que les démonstrations basées sur des arguments incohérents, autant que les adeptes de tel modèle mettent eux-mêmes à disposition les moyens de leur déconstruction. Si les keynésiens avaient auto-formulé les limites de leur système ont aurait peut-être évité le marasme actuel dans lequel sa réfutation a plongé l’économie. Osons imaginer que la thèse néo-libérale aurait été d’autant mieux construite qu’elle comprenait vraiment de quoi elle était la critique.
Bref.
On aime que ce que l'on comprend ; et le reste n'est qu'affection. Pour échapper à cette triste règle qu’on ne souhaite pas voir appliquer à son pire ennemi, trois pistes pour dénigrer l'art contemporain, résumées en trois énoncés faciles à retenir.


- Je préfère la vanille et le XVIe siècle pictural.
L'avantage d'une assertion aussi strictement indicative est que personne ne peux lutter – selon l'adage connu "on ne discute pas des goûts et de couleurs". Pose tout de même une contradiction empirique : on passe son temps à discuter des goûts et des couleurs. Mais évite tellement de contradictions logiques.
Pour les plus joueurs, permet de faire intervenir une définition purement institutionnelle : la qualification en art n'ayant jamais été le produit d'un attribut naturel mais celui d'un attribut contractuel mis en place par les agents historiquement aptes à son attribution, il se peut bien, que ne faisant pas personnellement partie des agents actuellement qualifiés (et n'ayant donc pas à travailler moi-même ces critères), je puisse préférer aux critères contemporains les critères antérieurs, ou aux critères de tel groupe, ceux de tel autre.
Dans une visualisation strictement normative du phénomène artistique, je peux bien donner mon vote de confiance à qui bon me semble. C'est-à-dire le plus souvent, parce qu'il ne faut pas être dupe, vers là où penchent mes intérêts.
L'avantage de la position institutionnaliste est qu'elle n'est pas dénuée de vérité sociale. La contrepartie est qu'elle ne peut pas se refuser, pour rester honnête, une étude critique des intérêts qui entrent en jeu dans tel ou tel groupe décisionnel. Tâche d'autant plus complexe qu'on peut se demander si les systèmes de validation de tel groupe à telle époque sont encore disponibles à l'étude. Car une fois qu'on a fait du phénomène artistique le subordonné de problématiques institutionnelles, apparaissent les éternels réseaux paradigmatiques. Influences sociologiques, politiques, historiques, neuro-biologiques et autres joyeusetés. Une fois qu'on apprend, par exemple, que les modes d'appréciation modernes de l'art sont en ligne droite l'héritage de la Révolution et de l'empire napoléonien (le musée tel qu'on le connait aujourd'hui, comme lieu de rencontre entre l'art et le spectateur est une création napoléonienne – le Louvre – dont la possibilité fut absolument inter-dépendante non seulement de l'émergence d'une pensée révolutionnaire mais, plus prosaïquement, des conquêtes armées de l'Empire), il n'est plus si évident, après une telle re-calibration, que soit encore disponible en état les critères précédents. Que les uns n'aient pas déjà commencé un travail de réécriture sur leurs prédécesseurs, travail qui les rendrait plus ou moins invisibles à des yeux contemporains. En d'autre terme : faites gaffe ! Il se peut que le groupe d'intérêt que vous défendez n'ait en vérité jamais agi selon les critères que vous pensez. Voir pire : qu'il ait agi selon des critères que vous refuseriez d'accepter comme déterminants.
En d'autres termes encore : êtes vous bien conscient des critères qui président à la validation de Vélasquez comme artiste majeur ? Êtes vous bien conscients des transfigurations subies par ces critères et qui font pourtant aujourd'hui encore de Vélasquez une figure importante ? Peux retourner la question : êtes vous vraiment conscients des critères, qui ici ou là, refusent à Sol LeWitt cette même place ?
Ce n'est pas pour rien si la position institutionnaliste est intimement liée à l'esthétique analytique anglo-saxonne, elle-même directement responsable du carnage – pensez vous – de l'art contemporain.
Bref, tuer dans l’œuf le débat sur l'état de l'art en en appelant à la "position de goût" ne sera pas si facile. Beaucoup d'effort au contraire pour seulement invalider le débat. Avec le risque final, pensez-y sérieusement, que via l'esthétique analytique vous finissiez soit par apprécier l'objet de votre déni, soit – plus probablement – par douter qu’un tel objet ait jamais existé. Que votre critique, du coup, ait jamais été pertinente.

- Je suis platonicien.
Ergo : l'art est nul.
La pertinence de la proposition platonicienne tient dans sa primauté historique. L'art, depuis le début, est décadent et n'attendra pas vingt cinq siècles pour subitement le devenir. Son principe même est pervers. Dégénérescence originelle qui n'a persévéré, au mieux, que par triste nécessité sociale, au pire, par totale mé-compréhension des formes idéales. Permet d'éviter les arguments de type dialectique qui font du minimalisme '60 (je raccourcis la chaine et n'empreinte qu'un des chemins possibles) le produit cohérent des recherches picturales de Manet, de Manet le produit cohérent de l'école vénitienne, de l'école vénitienne le produit cohérent du Quattrocento, du Quattrocento le produit cohérent de l'iconoclasme moyenâgeux. Moins qu'une réhabilitation, le fait dialectique peut ainsi être envisagé comme l'argument a posteriori du platonisme. La preuve que sous les apparences naturalistes de la plus modeste sculpture grecque se cachait bien, en effet, un mouvement pervers de la compréhension du monde. L'histoire en acte des représentations, et sa conclusion provisoire au XXIe siècle, démontre l'erreur commise à avoir fait persévérer cet objet (l'objet art) dans l'histoire. Il n'aurait jamais du être considéré comme autre chose que simple fétiche de civilisation, à la façon dont le chrétien moderne considère aujourd'hui le sacrifice d'agneaux comme une mé-compréhension des enjeux véritables des rituels de communion.
C'est un peu comme le problème de la guerre. Ou celui du mensonge. La meilleure position – j'entends par là celle qui offre le meilleur rapport stablilité-simplicité – reste le refus global. Il ne faut jamais mentir. Si l'on commence à envisager des cas susceptibles de rendre le mensonge – ou la guerre – acceptable, on prend le risque d'ouvrir la boite de Pandore des exceptions morales et de finalement voir la morale se délier complètement. Ce n'est pas pour rien si la seule morale qui existe comme telle soit la morale kantienne. C'est-a-dire celle qui refuse toute forme de mensonge, en toute occasion. Et donc :
L'art, en toute occasion : non merci.

- Je n'aime pas l'art occidental.
Des trois, cet énoncé sous-entend le mieux, de votre part, une certaine force de compréhension artistique et historico-artistique. Il sous-entend que vous avez une idée à-peu-près claire de ce qu'est le phénomène occidental et au sein de ce phénomène, de la place de l'art et des enjeux épistémiques dont l'un et l'autre sont à la fois des manifestations et des réponses possibles.
Il sous entend par exemple que vous possédez une culture historique, pas seulement des arts plastiques ou picturaux, mais aussi de la Musique, du théâtre, de la littérature. Que vous êtes conscients que les problématiques qui traversent la peinture – pour aboutir au résultat "ridicule et inacceptable" que l'on sait – ont aussi traversé à l'identique le reste des incarnations culturelles. Et jusqu'à privilégier – drôle de hasard quand on y pense – des formes identiques. Ou en tout cas fortement comparables. Si vous n'aimez pas l'état actuel des arts plastiques, il n'y a aucune raison que vous aimiez l'état dans lequel se meut la Musique, ou la danse, ou quoi que ce soit des manifestations artistiques qui ont persisté jusqu'à nos jours. Ce n'est pas faute pourtant, en ce qui concerne la Musique classique contemporaine (sic), d'être restée tout du long le domaine très fermé de spécialistes qui-savent-de-quoi-ils-parlent, mais étrangement capables d’apprécier du Bach autant que les contrepoints mutiques d’un Kurtag. Ou pour la danse, le domaine quasi-aristocratique de ceux capables de s'offrir un ticket. Tout cela n'est pas très grave évidemment, puisque que vous avez conscience de ce qui est en jeu dans la conception occidentale du monde. C'est-à-dire que vous avez conscience que l'occident s'étire et s'est construit sur une certaine conception de la nature et des techniques, entre autres, et que d'autres conceptions ont existé et continuent d'exister parallèlement. Donc bon, il y a du choix.
Cet énoncé suppose en outre, et il faut le remarquer par ce que ce n'est pas rien, que vous comprenez aussi les mécanismes d'apprentissages latents. Ainsi vous ne vous faites pas avoir par la beauté apparente des tableaux du Titien. Vous savez que la beauté qui en émane est une beauté qu'on vous a apprise à voir, que plusieurs siècles de modulation sociale vous font percevoir non plus la "laideur sacrilège" des pieds nus ou boueux des apôtres de Caravage, mais au contraire, la "beauté d'une représentation plus-qu'humaine de ces figures du divin, capables d'outrepasser jusqu'aux contingences peu glorieuses de la condition des plus démunis". Mais vous ne vous faites pas avoir – donc – parce que vous savez que ce formatage au long cours de votre regard ne cache pas le fait que l'art en occident a toujours été poussé (depuis le scientisme de la perspective au XIVème et même bien avant) par une critique perpétuelle – une remise en cause si vous préférez – de ce qu'est ou non l'objet vraiment constitutif d'une pratique de la représentation libre du monde. Faisant de la sorte honteusement fi des critères pourtant plus nobles que sont par exemple la beauté ou l'agréable, la maitrise technique(1). Vous savez que dans l'escargot de l'Annonciation de Francesco del Cossa traine en réalité la même expressivité païenne, le même rapport à un réel dont on essai de retrouver la présentation la plus primaire, que dans les Zip idiots d'un Barnett Newman. Que la beauté du premier n'est qu'accidentelle, produit d'une époque moins permissive peut-être, qu'elle partage en réalité la même conception erronée de l'art.
Donc vous comprenez en quoi l'énoncé "Je n'aime pas l'art contemporain" est insignifiant et trop frêle pour résister à une attaque. Qu'il n'existe pas une chose telle qu'une conception contemporaine de l'art parfaitement indépendante de ce qui serait une conception hellénique puis classique puis moderne. Que le problème est d’appliquer une vision corpusculaire à une pratique qui, bon gré mal gré, ne l’a jamais été et qu'il faut faire attention à ne pas fantasmer un état de l'art qui n'a sans doute jamais été le sien. Que d’une certaine manière, l’énoncé le moins faux qui s’approche du précèdent est : "J’aurais pu aimer l’art en occident si l’art en occident n’avait pas été le véhicule d’une conception occidentale de l’art."
(gros sic)
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1: Immenses qualités techniques, on le sait bien, que demande la maitrise d'un pinceau et d'un pot-de-peinture ; à comparer avec les geekeries de l'horlogerie, le m'as-tu-vu de l'architecture, le à-peu-près de la joaillerie.
Plus sérieusement, il est étrange de constater que les défenseurs d'une conception technique de l'art ne pensent jamais à la place qui devrait logiquement échoir au cinéma dans leur modèle. Surtout au cinéma de blockbuster. Qui en plus d'accaparer une technicité de pointe dans des domaines particuliers (ne serait-ce qu'en dessin ou en peinture à travers la modélisation 3d et plus anciennement le mat-painting) accapare aussi l'ensemble le plus vaste de technicités qu'on puisse subordonner à une manifestation culturelle. Ingénierie mécanique, ingénierie sonore, infographie, architecture, photographie, pyrotechnie – j'en passe. Si bien que, selon cette conception du "noble savoir-faire durement acquis", l’œuvre artistique la plus méritante doit se situer entre Transformers 3 et The Avengers…
Personnellement, ça m'amuse assez pour me donner l'envie de défendre cette conception. Mais je ne suis pas certain que ses défenseurs historiques soient aussi enjoués que moi à l'idée. back