17 oct. 2012

Particularisme transcendantal

Alors en plus des effets téléphonie-mobile (la plage), compagnie-d'assurance-vie (le reste du film pour faire bref) il y aussi ce passage National-Geographic (la création l'avènement de l'univers) dans le dernier Malick.
Les chroniques ont beaucoup ri.
C'est pourtant la force de ce passage, et ce rire – pas unanime – la preuve d'une incompréhension globale sur la visée de Tree of Life. La tâche critique la plus importante à fournir, pour ceux dont c'est le métier, consistera à cartographier le statut narratif de ces scènes.

Le beau projet de Tree of Life tient par sa modestie : c'est de représenter – et de représenter bien plus que de raconter – le souvenir qu'un homme se fait de la vie. De la vie, de sa propre vie, choses égales et univoques. Tree of Life, c'est le personnage de Sean Penn qui se remémore la (sa) vie, période enfance dans le midwest. Et ce n'est rien de plus. C'est ce qui rend le film si monstrueux au sens propre, si débordant de toute part : cinq années – ou six ou même une seule, qu'importe : quelques années – de sensations, de perceptions, de dialogues, de cohabitations et cetera, dans l'esprit d'un homme ce n'est pas rien, c'est excessif. Excessif par sa taille, ses dimensions, son intensité, sa valeur (cnrtl-style). C'est aussi terriblement laconique et usuel. Et c'est une autre force du film dans la construction de son projet que de ne pas chercher à créer des représentations in-nordinaires de cette enfance mais de se contenter d'élaborer une enfance telle que toute enfance.
S'il est un film où l'image d'Épinal ne peut pas être dénoncée comme telle, c'est bien Tree of Life. Produire du poncif, du laconique, du cliché... prenez-vous en à votre propre souvenir, pas à celui qui se donne comme tâche de les représenter.

L'enfance du personnage de Sean Penn ressemble terriblement aux représentations qu'on se fait de l'enfance : cruauté légère et gratuite, émois idéalistes, approbation naïve des figures maternelles, refus tout aussi naïf de tout ce qui peut ressembler à l'endoctrinement des pères, interrogations nécessaires sur le divin, etc. Je reformule : la représentation de la vie dans Tree of Life ressemble terriblement à ... la vie telle qu'on se la représente. Jusque dans des chaises qui se déplacent toutes seules. J'ai vécu dix ans à la campagne dans une maison très vide, j'ai beau savoir qu'une lumière ne s'actionne pas toute seule, qu'un rideau ne s'ouvre pas par lui-même, j'ai des tas de souvenirs ou d'impressions de ce genre.
Cette hyper-ordinarité du film est aussi ce qui agace. Car Tree of Life agace, mais le fait pour cette bonne raison là, celle de lâcher toute métaphysique (il ne faudrait pas trop ramener 2001 là-dedans, s'il y a une sorte d'énergie à globaliser partagée dans les deux films, qu'on ne confonde le méta-réel utilisé par l'un avec l'hyper-réel de l'autre), celle de chercher à construire une représentation universelle, commune, dépourvue d'idéologie caractérisée.
Le discours sur le divin dans Tree of Life est un exposé réaliste, avec ce qu'il faut de flou pour être moins un objet qu'un signe – idiosyncrasie des individus plus que religiosité. Tant mieux pour vous si le réel vous est apparu dés l'enfance suffisamment cohérent et fort pour ne pas avoir à esquisser l'existence de quelque chose comme un être supérieur quelque part dans ce barnum. Ou tant pis.

Et alors, quid de la création de l'avènement du monde ? S'il s'agit bien d'une représentation de seconde main (c'est à dire celle du personnage de Sean Penn et non celle de Malick-réalisateur), alors tant mieux si cette représentation est incomplète, incompréhensible, elliptique, nourrie d'images préexistantes, déjà-vues en quelque sorte. La fameuse scène des deux dinosaures en est certainement la clé (voir le très beau texte de Michael Chion). Le passage par cette représentation des origines équivaut à un désir de relativité, de contextualisation d'une existence dans l'ordre de la Nature ; sortir, pour le personnage de Sean Penn ou pour l'enfant qu'il a été, du prisme du monstrueux : non plus ce qui est contre-nature mais ce qui est finalement aussi vieux que le monde lui-même, littéralement.
Deux dinosaures, des milliards d'années avant les lotissements américains et les crises financières, ébauchent déjà une histoire, de haine et de compassion, d'allers et de retours, de gestes, incompréhensible et gratuite en grande partie, mais c'est déjà-là se dit l'enfant, ce n'est pas réservé à moi : la vie, ne commence pas avec la mienne, ni s'achève avec, quand bien même l'une et l'autre se confondent inévitablement, quand bien même la vie est d'abord la mienne.

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C'est aussi ce qui est beau dans le film : tous les doutes et les fragilités des parents resteront comme mystérieux, comme des ébauches, à la périphérie, parce que ce n'est pas eux qui sont racontés mais l'enfant – et c'est ce qui fait d'eux, in fine, les équivalents de ces deux dinosaures : des histoires inaccessibles, médiates.