25 avr. 2014

La grève inversée

Des hommes abstraits et des pancartes individuées, Tsai Ming-liang et Agamben.(1)


Faut-il rappeler que la politique, avant de devenir une profession bancaire, entretenait un certain rapport avec le politique ? Avec la pensée d’un vivre-ensemble.
Qu’importe.

Il y a dans Les Chiens errants un des plans les plus politiquement tristes qu’il ait été donné de voir depuis longtemps. À plusieurs reprises, Tsai Ming-liang filme deux individus, plantés immobiles et muets à un croisement, tenant chacun un panneau publicitaire. Le lieu ressemble et est aussi glam qu’une sortie de périphérique. D’après les sous-titres, il est question de vente d’appartements. C’est déjà suffisamment ironique, l’un des deux hommes en question étant un père sans domicile. Il y’a pas mal de pluie et il y a pas mal de vent – comme dans l’ensemble du film par ailleurs –, et il y a le trafic routier incessant, scandé par les feux de signalisation. Les deux hommes pour se protéger portent des toiles translucides et fluo. On pourrait déjà gloser sur ce trompe-l’œil. Sur l’exigence double de couleur et de transparence, c’est-à-dire d’enthousiasme et de faire-comme-si. Comme s’il ne pleuvait pas, comme s’il n’y avait pas contradiction entre un climat, un environnement, et une injonction à le subir. Ils ont tout du capitaine luttant contre la tempête. S’il y a bien une lutte – celle d’assurer un repas, d’assurer un minima pour survivre –, le reste est sarcasme, comme si l’on grimait en roi l’idiot du village, car l’effort est évidemment à la mesure ni de sa récompense ni de sa valeur effective – au fond, ils ne sont que des spams humains.
Ce plan, le film en proposera plus tard le contrechamp. On découvrira alors qu’ils ne sont pas que deux, qu'ils sont plus nombreux. C’était en fait déjà visible, mais dans l’aspect frontal du premier plan, dans la circulation du trafic, ce n’était pas visible aussi clairement. Dans le contrechamp au contraire, Tsai Ming-liang ouvre une perspective. C'est d'ailleurs l'un des rares plans aérés du film, l'image dans Les Chiens errants étant globalement bidimentionnelle. Mais cette ligne de fuite nouvelle est simultanément contredite, contredite comme fuite. Au loin : le même, à l'horizon : d'autres hommes et leurs panneaux.

La raison pour laquelle ces panneaux ne sont pas plantés à même le sol ? On peut aisément imaginer. Ce doit être une raison comme le détournement d’une législation trop vague, comme un bypass légal. Sans doute, plantées dans le sol ces publicités seraient illégales, mais tenues par des hommes, leur statut doit changer. Peut-être qu'elles ne sont plus des publicités, des affichages sauvages, peut-être, sous cette forme, relèvent-elles d'un droit d'expression, du droit d'avoir une pancarte. D'ailleurs, ces hommes et leurs panneaux font penser à des grévistes.(2) Sauf que, la question se pose : qui des deux, ici, revendique son droit de grève sur l'autre ? C'est-à-dire qui des deux, l'homme ou la pancarte, soumet et interrompt au nom de l'activité de l'autre ?

L'homme travaille pour le marché la pancarte, c'est un fait. Mais la pancarte exige désormais de l'homme que précisément il ne travaille pas. Il n'est qu'un support inerte, une béquille organique, et surtout, béquille organique fortuite en tant qu'elle n'incarne qu'un passe-droit, qu'une justification dont la pancarte exige qu'à défaut de renoncer à être humaine (ce qui, donc, serait légalement contreproductif), elle renonce à être active, renonce à activer pour elle-même son activité. Ce n'est plus l'individu qui revendique les droits relatifs à sa qualité de sujet humain, mais la pancarte. La pancarte demande à sa béquille qu'elle soit à minima humaine, qu'elle soit en droit humaine.
En deçà de l'individu comme force de production – potentiellement aliénée ou non – voici donc l'individu comme essence politique désincarnée, qualité dont le sujet dont elle est la qualité n'est plus nécessaire, plus tellement. Seule la qualité, en tant que qualité, compte. Il faut imaginer un roi qui ne procréerait que pour s'assurer de l'existence de sujets dont il pourrait être le roi, ou, car c'est ce qui est préoccupant ici, un concept qui ne s'incarnerait que pour s'assurer d'être bien le concept de quelques choses.

Évidemment, c'est cette inversion qui est triste.
Économiquement triste, parce qu'elle induit une prérogative de l'échange sur l'individu-sujet. Comme si l'échange n'était pas le sous-produit des besoins humains, mais l'inverse. Il y a au moins un bon côté : dans cette inversion de la hiérarchie, la question de savoir si l'économie profite à un 99 ou à 1% des individus devient caduque ; l'économie n'est de toute façon plus un profit individuel. Elle est plutôt processus d'individualisation : les individus se produisent selon les besoins en humanité de l'économie. Encore une fois (pour rester dans le même type d'analogie), imaginons une démocratie produisant ses citoyens par besoin de citoyenneté, par besoin d'électorat.
Politiquement triste, parce que l'individu n'a plus pour fonction que celle de l'existence. Importe seulement à la marche du monde que l'individu existe, qu'il soit là. Car avec la soustraction d'une activité est aussi soustraite la nécessité d'une interaction. Le vivre-ensemble, le vivre-avec, apparait comme un vivre-en-soi. Et le monde n'est plus tellement espace partagé que lieu d'une occupation simultanée.(3)

Agamben dans Qu'est-ce qu'un dispositif ? définit ainsi le sujet: "ce qui résulte de la relation, et pour ainsi dire, du corps à corps, entre les vivants et les dispositifs", ou, exprimé dans le vocabulaire de ce texte, entre les individus et les pancartes.
L'individu comme sujet, c'est exactement ce qui est perdu dans Les Chiens errants, ce qui est manquant. La dystopie (restons positifs) proposée par Tsai Ming-liang est celle d'une conception universalisante du monde qui s'est affranchie de son terreau humain. Ce qui donne, avec les mots d'Agamben : "Les sociétés contemporaines se présentent ainsi comme des corps inertes traversés par de gigantesques processus de désubjectivation auxquels ne répond aucune subjectivation réelle. De là l’éclipse de la politique, qui supposait des sujets et des identités réelles et le triomphe de l’économie, c’est-à-dire d’une pure activité de gouvernement qui ne poursuit rien d’autre que sa propre reproduction."
Au fond, le (néo-)libéralisme n'est libéralisme aboutit que lorsqu'il est libéré de son ancrage mondain, de ses sujets ; l'Universel, on le sait, est un meilleur universel lorsqu'il n'est incarné dans rien.

Sans doute sommes-nous trop abstraits ici. Et quelqu'un de plus pragmatique, quelqu'un qui a à coeur d'agir au lieu de bavasser, répondra qu'il n'y a pas de petits boulots – porteurs de pancarte inclus. Il n'y a pas de sous-métiers, dira-t-il. Et Dieu reconnaitra les siens.
Mettons.
Sans doute, alors, n'y a-t-il pas non plus de sous-conceptions de l'homme. Et tout va bien.

–––
1: Ce texte est un complément à l'analyse publiée sur Playlist Society, qu'il est sans doute préférable, pour plus d'intelligibilité, de parcourir avant d'entamer la lecture du texte ici présent. back

2: Si ma mémoire ne me fait pas défaut, il me semble que les sous-titres, lors de la première apparition des ces "grévistes", s'affichent avec un temps de retard délibéré, renforçant cette impression. Laissant penser quelques secondes avant de l'infirmer qu'en effet, les deux hommes sont peut-être des manifestants, les deux pancartes peut-être des messages de protestation. back

3: Et c'est de toute façon un des climax déviants du libéralisme-individuel : réduire promouvoir autrui au statut d'onglet d'une interface numérique (profil social, numéro de téléphone portable, blog), c'est-à-dire comme présence binaire, s'exprimant sur le mode du on/off, expurgeant ainsi du domaine social (une fois l'invitation facebook acceptée, évidemment) toute possible et réelle encontre. back


26 mars 2014

Oups!-itude hollywoodienne

The Hunger Games : Catching Fire, et son compositeur aveugle.


Hunger Games est censé décrire les dérives aliénantes d’un état über holistique qui sacrifie sa jeunesse et en spectacularise le massacre pour entretenir son régime de classe. Sans que l’on comprenne trop comment un programme de téléréalité peut avoir un tel pouvoir coercitif. Mais passons. Vite dit : dans Hunger Games les gens ne sont pas contents et les méchants parfaitement nomenclaturés. Et je ne connais pas le fin mot de l’histoire, mais il semble qu’il soit question de révolution. Qu’on y pense : ce n’est pas tellement parce que la majorité est tenue en esclavage que la majorité veut se révolter, mais plutôt – tel que le présente le deuxième opus cinématographique – c’est parce qu’on essaie de leur refourguer un remake réchauffé de leur programme favori ! Si c’est ça, ce n’est pas une goutte d’eau. Mais passons.
Une partie de l’outillage distanciatif des films consiste à rendre ostensiblement ridicule la classe dirigeante en la – littéralement – grimant. Du moins j’espère que c’est bien l’effet recherché. Le maquillage des riches, leur accoutrement, sont signe d'un perfectionnement qui s'est gouré d'objet, crient au monde que cette classe-là a passé trop de temps à se regarder jusqu’à en perdre tout sens de la tenue et de la finesse. Et finesse politique en premier lieu (des forces armées très létales et un tv-show comme seul programme politique de conservation du pouvoir, même Néron faisait plus subtile). Puis, il y a ce grand moment dans le deuxième Hunger Games. Les futurs sacrifiés paradent devant leur président dans tous les apparats fascistes que l’histoire a su répertorier et utiliser jusqu’à présent. Immeubles proto-constructivistes servant de porte-drapeaux démesurés, imagerie impérialiste à tendance romaine, foules immenses tirées au cordeau, musique avec un penchant pour les percussions et l'allégresse martiale. Et le drame justement : le temps de quelques plans la musique du film glisse indifféremment dans le film. Les tambours de l'accompagnement musical se synchronisent et se confondent avec le mouvement des musiciens-figurants qui aux abords de la piste participent à cette célébration de la pyramide nationale.
En d’autres termes : le représenté s’accapare brutalement le sens de sa représentation. C’est-à-dire qu'il gagne son approbation.
Déjà, le choix de ce qui sonne comme un hymne symphonique pour illustrer une telle scène était perturbant. Comme si le réalisateur avait omis de préciser à son compositeur que la charge était censée être dénonciatrice, non pas admirative. Mais passons ; la mise en scène qui aligne panoramiques et contreplongées grandioses est elle aussi assez perturbante de textualité. Mais dans cette synchronisation en différé entre l’image et sa musique tout d’abord extradiégétique, dans cette co-substantialisation du point de vue et du vu, c’est le film qui trahit le film lui-même.
Jennifer Lawrence et ses buddies peuvent bien jouer les révolutionnaires prolétaires, comment, à moins de sortir du film, pourront-ils vraiment vaincre l’observateur, dont dépend la transcription de leurs actes, quand cet observateur vient de laisser échapper sa préférence pour le parti adversaire ? Transposé dans un autre contexte, il faut imaginer le narrateur jusqu’alors grave des procès de Nuremberg laisser échapper au moment de la sentence de Göring une très mal venue inflexion de ses cordes vocables.

Ce genre de débâcle on l’imagine facilement dans les mains d’un Herzog, comme un génial sabotage volontaire de l’édifice fictionnel. Mais sur un produit de cette ampleur et venant d’un yes-man tel que Francis Lawrence, la chose parait plus schizophrénique, si ce n’est nauséabond.
Il y aurait tellement à dire sur le cynisme somatisme sous-jacent qui permet ce genre de dérapage au sein d’une industrie pourtant si férue de calibration, et qui lui permet conjointement de passer comme une lettre à la poste, l'air de rien.
Mais quelque part, c’est le geste cinématographie le plus fort que j’ai vu depuis longtemps. Il fonctionne comme un méta-discours malgré lui. Genre révélation fortuite d’une ligne de code dans un univers qu’on pensait analogique. Pour reprendre quelques lignes plus haut, c’est une façon de dire – ou de laisser échapper : Hey gamin ! tu peux bien rêver de ton utopie révolutionnaire, seulement il va falloir que tu apprennes à vivre avec le fait que celui qui t’en nourri et aussi celui qui en tient les rênes.
Carotte idéologique qu'il n'a pas une seconde l'intention de te laisser croquer.


4 mars 2014

L’année d’après

2013 au cinéma – 4


C'est traitre une typologie. Et pour la dizaine de films que je m'apprête à citer, je vais joyeusement en ignorer 80 (!) autres vus. Certains mériteraient de l’être. La Fille de Nulle Part, Haewon et les hommes. Surtout Mud et la belle asymétrie entre son plan final et le plan final de Take Shelter, où se substitue à l’apocalypse transocéanique le calme plat du détroit du Mississippi. Le chemin parcouru entre ces deux plans suffirait à mettre à mal ce que je m’apprête à développer ici. Mais disons qu’on pardonnera à un type de n’être pas majoritaire s’il est quelque peu signifiant. Bref. Terminant ce tour d’horizon de 2013, je me demande si plus symptomatique que l’individu obsessionnel ne serait pas l’individu fatigué. Dit autrement : le corps en tant qu'il est déterminé par son avoir d’énergie.

Quelque part, l’obsession des quatre filles de Spring Breakers est une force inertielle. Certes. Elles accompliront beaucoup avec cette obsession-là. Mais c'est une inertie en spirale, centrifuge plutôt que droite. Force qui supplante toute volonté autre et ira avaler jusqu’au film lui-même. C’est une présence dans un immuable, immuable et même immunisé contre toute interférence extérieure(1), qui est moins exploration d’un territoire, puisqu’on n’y découvre rien, que ressassement de la zone fantasmatique dans laquelle les héroïnes se trouvent. C’est la réitération d’un élan qui au fond ne s’élance vers rien qu’il n’habite déjà. C’est pourquoi Spring Breakers est un film plutôt lent, étrangement lent quand on y pense, allant presque à l’encontre de ce qu’il filme (du sexe, des armes, des danses), parce que ce qu’il filme, au-delà des apparats, est un point ténu et maniaque. Mouvement de poignet d’une gamine qui, rêvassant, trace indéfiniment le même cercle sur son cahier de cours.
Sping Breakers, d’une certaine façon, fatigue. Il fatigue par procuration et il fatigue à la manière dont un mécanisme de mouvement perpétuel fatigue. Parce que tirant son énergie de celle des ses héroïnes, il n’y découvre qu’une énergie pauvre, dont la conservation est tributaire de son hermétisme (le personnage de Selena Gomez, pas assez hermétique). Mais aucun mouvement n’est perpétuel car aucun milieu n’est isolé – et inversement. Censément infinie et explosive, l’énergie des spring-breakeuses est bien mieux effondrement constant. Ces gamines ne le savent pas, mais elles sont déjà séniles. Version pop à la peau tendue de nos grand-mères grabataires et obsessionnelles.

Fatigue intrinsèque ou extrinsèque, Spring Breakers n’est pas le seul film au bord de l’épuisement. Il y a par exemple Lincoln et le dos éternellement courbé de Daniel Day-Lewis. Sa silhouette avachie dans l’obscurité. C’est peut-être ce qui le sauve, ce Lincoln de Spielberg : d’être déjà épuisé avant que le combat ne commence. De répondre à sa propre fatigue, celle des morts, celle du politique, par une fatigue transmise à tous. Par le rythme à contretemps, à contretemps de la guerre, à contretemps du débat, qu’il impose aux autres – à la façon de ces émissaires confédérés forcés à une croisière incongrue –, qu’il propage comme une infection, par l’entremise de lentes anecdotes orales et de paris à long terme. Au personnage de Lincoln répond d’ailleurs celui de Thaddeus Stevens (Tommy Lee Jones); vieil homme qui n’est inoffensif que parce que vivant sur un rythme qui ne semble plus être le sien et que seul le rythme en différé de Lincoln permettra de réveiller. C’est ainsi dans la simili-fatigue de l’un que la vigueur des autres peut croitre et se réaliser. La fatigue de Lincoln est force politique, sa cambrure le signe de la conviction. Non l’intrépidité, mais la ténacité. La préférence pour une action bonne à une action efficace ; soit constitutionnaliser la liberté versus stopper le carnage de la Sécession.

Il n’y pas que Lincoln qui était déjà fatigué avant son générique d’ouverture. Michael Kohlhaas avec sa fermeté à peine moins que conciliante face à l’extorsion, est déjà la préfiguration du Kohlhaas "énervé" à venir. Kohlhaas et sa constance mutique, son engouement personnel inversement proportionnel à l’idéalisme pour lequel il luttera. C’est le poids écrasant de l’impératif sur l’individu. Dont la force astreignante pèse sur ses épaules avant même qu’il ne lui soit nécessaire de le défendre, de l’incarner.
Il y a aussi Sandra Bullock qui halète dans sa combinaison et s’échine sur les sockets d’un satellite bien sage, et n’halètera pas tellement plus lorsque les fusées exploseront autour d’elle sous les coups de shrapnels spatiaux. S’il me semble avoir lu les Cuarón père et fils invoquer l’importance des quatre éléments naturels dans leur film, l’amerrissage final de Bullock dans Gravity ne représente pas moins une ultime douche froide imposée à une femme trop longtemps assoupie dans son espace abstrait, qu’il se définisse comme théorique (soumis à la loi physique la plus nue) ou mental (polarisé par son deuil). Retournée sur Terre, il est temps pour la dormeuse de se réveiller.
Cette douche brutale façon remise sur pied d’un alcoolique, c’est aussi le coup de poing inaugural/final que reçoit Llewyn Davis dans le film des Coen. Autre individu fatigué, littéralement exhausted, c’est-à-dire "vidé de", face au cours d’un monde qui s’obstine à ne pas vouloir faire de lui Bob Dylan. Rôle qui échoira à un certain Robert Zimmerman sans que Llewyn – ni le monde – n’en comprenne la raison exacte.
Moins optimiste que chez Cuarón, cette douche intemporelle, flashforward masqué qui ouvre le film avant de logiquement le clôturer, est à la fois la cause et l’effet du malheur de Llewyn. Llewyn tire de ce coup l’hébétude avec laquelle il parcourra les 1h40 suivantes, et ces 1h40 suivantes ne le ramèneront qu’à ce coup, qu’à cette hébétude. Fatigue absolument nécessaire alors, puisque cyclique. Llewyn n’a aucune prise sur un monde qui le met K.O. Sur une conjecture dans laquelle il ne rentre simplement pas.

Je peux poursuivre. Par exemple Les Salauds de Claire Denis et la répugnance soumise avec laquelle le film traite son intrigue. À mi-chemin entre Lincoln et Kohlhaas, le visage tiré de Lindon excelle. Avant même de comprendre à quoi d'ignoble il a affaire, son dégout semble déjà-là, déjà parti perdant dès qu'il doit quitter son bateau pour, littéralement, poser un pied à terre. Pas loin, le Ryan Gosling d'Only God Forgives. Vengeur qui n'aura jamais été aussi amorphe dans sa vengeance; sans doute parce qu'elle n'est pas la sienne. Ici le film poursuit l'automatisme de Drive. Mais avec la jolie princesse en moins, qui pouvait fonctionner comme une ébauche de justification, disparait conjointement tout affect. L'énergie n'est plus que développement ou persistance génétique (et c'est bien la mère qui incite l'un à venger l'autre) ; elle n'est plus rien en propre.
A l'opposé de ce mutisme, il y a la parole en flux de la Blue Jasmine de Woody Allen. Parole qui renie le réel, qui ment à soi-même et aux autres, c’est-à-dire parole qui dit le rien, pour finalement apparaitre, avant toute chose, comme refoulement, reniement face à la désagrégation. Celle de Jasmine elle-même. Le rien de la parole est traduction du rien qui guette Jasmine. Ici, l’hyperactivité cache un enraiement, exprime l’urgence d’un individu face à son usure. La parole de Jasmine est surtout parole d’un corps qui étouffe dans sa mise-à-la-marge. À la marge d’une vie huppée, de l’argent, de la grande ville qui étaient siens. Un bon crochet du droit aurait peut-être permis à Jasmine de ne pas tomber dans la folie dans laquelle elle tombera.
Esprit fatigué de n’être plus chez Allen ; corps fatigués d’être trop chez Scorsese. C’est le devenir-limace des traders de The Wolf of Wall Street, qui les menace comme le versant négatif de leur excessivité, l’envers gastéropodique de leur bestialité. Devenir-limace dans le cas de DiCaprio, voir carrément être-limace dans le cas du corps narcotique et flasque de Jonah Hill. À l’inverse de ce corps-là, celui de Redford dans All is Lost. Survivant septuagénaire que la malchance, malgré toute l’ingéniosité avec laquelle il lui répond, fait définitivement baiser les bras. La maitrise d’un milieu, maitrise clairement acquise au fil des ans (le film excelle à représenter cette intelligence des situations, cette adéquation des gestes) ne suffit plus à maintenir l’individu dans ledit milieu, ne suffit plus à pérenniser sa place. C’est alors avec le même calme, celui qu'il use pour réparer son bateau ou pour traverser la tempête, que Redford se laissera couler vers le fond. La fatigue qui s’insinue chez Redford n’est pas musculaire, celle-là il ne cesse de lui triompher malgré son corps vieillissant. C’est une démesure d’échelle. Survivre à la tempête et à la malchance pour découvrir ces immenses tankers parcourant indifféremment l’océan et dont on se demande au service de quoi, exactement, ils sont. Peu d’images en 2013 ont été aussi décourageantes que celles-ci.
Il y a aussi l’indolence du Henri de L’inconnu du lac. Henri qui veut "seulement parler", discuter, se faire un ami, loin du marché sexuel et passionnel auquel participent les autres, et qui ne comprend pas qu’on ne le comprenne pas. Henri est sans doute le vrai héros du film de Guiraudie. Mais c’est un héros à la périphérie. Qui sait qu’on ne le choisira pas – d’où son abattement –, et qu’en effet Franck ne choisira pas. Que le film lui-même ne choisira pas comme héros, tout en démontrant, en creux, que c’était pourtant bien lui qu’il aurait fallu choisir.
On pourrait aussi citer le Michael Fassbender en pleurs de (l’incompréhensiblement mauvais) The Counselor. Individu qui ne "veut plus". Qui ne comprend pas le feedback d’un mouvement qu’il a pourtant lui-même aidé à mettre en marche. Ou encore, l’exact opposé à tout ça : l’individu incommensurablement libre et en mouvement du The Master de Paul Thomas Anderson. Électron qui veut trop "tracer droit" pour céder à la force gravitationnelle d’un Philip Seymour Hoffman, d’abord émerveillé puis agacé.
2013 – en tout cas le 2013 américain si j’en crois ma liste – aura fourmillé de ce rapport "calorique" des individus au monde. Globalement rapport dysfonctionnel, si ce n’est défavorable. Moins dépense que fuite d’énergie. À l’échelle de ce que la plupart y gagnent – ou plutôt y perde : une vie contre le remboursement d’un droit de passage pour Kohlhaas (!) –, le retour sur investissement suffirait à léthargier n’importe qui. Et peut-être moins fuite que constat d’un manque, d’une difficulté. Celle à faire face à un cours trop complexe, trop massif ou trop invraisemblable (le conteneur de All Is Lost, parallélépipède capitaliste flottant au milieu de l’Atlantique par qui tout arrive, criard et improbable, comme une version sarcastique du monolithe kubrickien). Difficulté éprouvée, pour les "simples individus", à être encore des agents.

Le monde était censé finir en 2012. Ceci doit expliquer cela. Marathon dont on aurait allongé la distance sans prévenir. Mais peut-être cette fatigue affichée n’est pas seulement une fatigue énergétique. Peut-être est-elle une fatigue existentielle, j'entends par là une sorte de posture. Moyen de dénonciation ou d’ultime protection face à un "ça n’était pas censé durer". Lui-même que le versant bon-ton du "ça ne peut continuer comme ça". Fatigue d’un constat de l’après, de l’après d’une apocalypse qui n’a pas eu lieu. Autrement dit : constat éberlué que la chute ne trouve pas son fond. Que le mouvement, à l’instant même où l’on espérait que non, semble bien être devenu perpétuel. Et la direction irrémédiable.

––––––

Guerre et Guerre de Laszlo Krasznahorkai, un des plus beaux livres sortit traduits en 2013, synthétise ce rapport. Korim l’archiviste est en possession d’un manuscrit qu’il se met en tête de rendre public. Il fera l’aller de Budapest à New York pour l’y dactylographier et le publier sur internet. Que dit ce manuscrit prophétique ? Rien de vraiment compréhensible. Une histoire de guerre à travers les âges que les quatre mêmes personnages parcourent. Une sorte de bruit sans fureur, pour ainsi dire. De toute façon, Korim lui-même émet des doutes sur le sens "microéconomique" de l’oeuvre. Ça n’entache pas son sens général. Il y a de la guerre ; l’assertion semble suffire. Qu’importe les conditions d’apparition, qu’importe la téléologie, la grille de lecture rétroactive qu’on appliquera à ces guerres. Il y a de la guerre et il faut qu’internet que le monde soit mis au courant.
Du bruit sans fureur : ça pourrait s’appliquer à la prose de Krasznahorkai, qui est aussi celle de Korim. Les phrases-paragraphes de Krasznahorkai sonnent ici(2) comme une usure de la pensée, qui est aussi usure des évènements auxquels la pensée se rapporte, bifurquant entre les temporalités, cherchant un sens que la phrase remet en doute, réexplique, réajuste constamment en son propre sein, incapable ou difficilement capable de passer à la phrase d’après, à l’évènement suivant. Elles produisent un son comme celui d’un instrument s’accordant pour finalement se raccorder, hésitant sur la tonalité dès qu’il en trouve une, car aucune ne lui semblerait juste.
À la fin, l’état inexplicablement guerrier du monde enfin partagé, Korim retournera en Europe pour se suicider – ou tout comme. Chose qu’il avait prévue depuis le début. Mais en bon archiviste, il aura d’abord préservé la trace de sa fatigue avant d’y mettre un terme.
–––
1: Voir comment chaque situation potentiellement dangereuse ou potentiellement "game changer", telle la rencontre avec Alien, est en fait intégrée, digérée sans peine dans leur spring-break. back

2: Plastiquement, le style de Guerre et Guerre est identique à celui de Au nord par une montagne. Au sud par un lac. À l’ouest par des chemins. À l’est par un cours d’eau., roman précèdent de Krasznahorkai, mais son aura est tout autre. back


24 févr. 2014

Les idiotes

2013 au cinéma - 3


Avec peut-être Badlands pour exception, le cinéma de Terrence Malick a toujours été un cinéma de l’impuissance. C’est de toute façon le propre de ce qui tend à un rapport métaphysique au monde. Aussi païen puisse-t-il être. Puisque l’extase, l’osmose, ou la variante qu’on voudra bien employer ici, n’est factuellement pas atteignable, ou si elle est atteinte, est toujours effleurée, sporadique, il faut bien lui opposer un principe antagoniste. Un structure – une raison – qui rende compte de l’absence, ou de la réticence, dans le monde, du monde désiré. Expliquer l’échec par l’entrave qui fait échouer. Créer des "méchants". Ainsi, dans l’ordre chronologique : la loi (Badlands), la jalousie (Days of Heaven), la guerre (The Thin Red Line), la civilisation (The New World), la mort (The Tree of Life).(1) Certes, c’est aussi le b-a-ba de la progression narrative que d’entraver une situation. Mais ce qui semble nouveau chez Malick avec To The Wonder est le caractère cette fois-ci intériorisé de la perturbation. Au moins par défaut. Au moins parce qu’on ne voit pas, pas aussi exactement qu’accoutumée, ce qui vient perturber le bonheur désiré par Marina (Olga Kurylenko), sa plongée corps et âme dans l’amour. La non reconduite de son visa ? Clairement, ce n’est ni le sujet ni le prétexte que le film emprunte.

Étonnant qu’on n’ait pas mieux souligné les points que partage Marina avec ce fléau de la psychologie littérature misogyne française qu’est Emma Bovary. Emma épouse Charles, Marina tombe amoureuse de Neil ; toutes deux grimpent d’un échelon dans l’échelle sociale – à travers le métier de Charles, à travers la nationalité de Neil. Le premier est bourgeois, l’autre représente la carte d’entrée vers cette terre de l’ultime mythologie bourgeoise qu’est l’Amérique, terre du self-made et de la révolution individuelle. Emma n’a qu’antipathie pour son enfant, petite-fille qui, pour aucune raison raisonnable, n’est pas à la hauteur de ses attentes ; Marina, plus aimante, finira néanmoins par abandonner la sienne au profit d’attentes similaires. Attentes qui ne sont pas plus cartographiées que celles d’Emma. Emma s’ennuie et ne se sent pas comblée, ergo Emma succombe à un amant ; Marina n’est pas plus comblée, ergo Marina prend un amant. L’incomplétude de Marina n’est sans doute pas équivalente au désert humain d’Emma. Leur insatisfaction l’est.
Ainsi, autocentrée et intériorisée, l’obsession de Marina pour un devrait-être déceptif tranche désormais avec "la merveille" de son autour. Et sans doute pour la première fois chez Malick, l’autour (pour ne pas dire "la nature" car le terme est spécieux ; la "nature" chez Malick n’a jamais été que la nature, au sens du non-urbain, du wild) perd son autonomie, son identité dans la différence, pour ne plus être qu’une valeur refuge. Demeure bien quelques scènes, les plus gratuites et aussi les plus belles, celle des bisons par exemple, pour exprimer cette autonomie, mais le fait qu’elles semblent gratuites dans l’économie du film est symptomatique de ce glissement. L’autour comme refuge donc, mais qui ayant perdu son autonomie, n’est aussi plus que miroir des affects de Marina, réceptacle à sa merci. C’est pourquoi plus que jamais on lève les bras au ciel dans To the Wonder. On danse dans les champs. On se roule dans les herbes. On sur-incarne joie et tristesse dans un autour qui n’est plus joie ou tristesse en lui-même. Quand on est amoureux mélancolique, on l’est sur un lit de feuilles mortes automnales. Quand on fait l’amour dans l’allégresse, on le fait dans des draps blancs lumineux et aériens. Il y’a quelque chose de proprement romantique dans ce rapport-là. Et l’ambivalence du rapport au monde, celui qui faisait qu’un individu forcé au meurtre, forcé à l’occidentalisation ou forcé au rapport à la mort, pouvait tout de même se penser avec et vis-à-vis du monde, semble avoir disparu. Clairement, pour Marina, l’apothéose de son vouloir ne peut s’incarner dans le monde. Pour la première fois-bis, il est possible, si on ne suit que le parcours de Marina, que la nature ne soit plus l’être transcendant de Malick. Que l’autour ne soit plus une passerelle suffisamment solide.
D’où ce sentiment de faire face à des images sans-fond, des images pleines mais sans richesse, littérales. Non pas la littéralité "historisante" de The Tree of Life.(2) Une littéralité affective, où l’idiotie – la reconnaissance qu’il n’y a pas d’arrière-plan – aurait basculé de bord, passant d’une confrontation respectueuse à une assimilation maniaque. Comme si, partant d’un regard qui examinerait les choses telles qu’elles sont, au risque qu’elles ne soient que ça, que elles, l’oeil basculait pour ne plus les considérer que telles qu’elles sont pour lui, au risque qu’elles ne soient rien de plus, rien en elles-mêmes. De cette littéralité, un autre film en 2013 en a joué. Spring Breakers, d’Harmony Korine.

Dans Spring Breakers on peut poser face à la caméra comme si on avait affaire au shooting d’une couverture de magazine. Car c’est sur ce mode que se représentent les quatre héroïnes. On peut superposer indifféremment la voix off sur telle image ou sur telle autre, en répéter tel morceau ici ou tel morceau là, faire dire une même chose à telle fille ou à telle autre. Car la voix off est moins discours que mantra, moins ancrée au monde qu’ancrée à une obsession générale – être une sping-breakeuse – qui soumet à elle tout le monde. Dans Spring Breakers on est en sous-vêtement dans les couloirs comme on est en bikini à la plage. Avant d’être partout en bikini (même pour un holdup), c’est-à-dire précisément être partout à la plage. Dans Spring Breakers, on peut employer telle image ici avant de la réemployer là, ou encore là. Il n’y a ni début ni fin à Spring Breakers. Pas réellement. Le fait que nos quatre filles réussissent à spring-breaker est presque accessoire tant leur monde est déjà tout entier ployé en ça. Leur spring-break estival n’est qu’un passage dans un spring-break plus large ; sping-break intérimaire, sur lequel le film ne s’attarde qu’assez peu, au sein d’un spring-break cosmologique.
Korine a fait part il y a quelque temps de son désir de remixer le film. Pour aucun autre film la chose ne serait plus pertinente. Spring Breakers est en déjà en lui-même un mix, une oeuvre qui se tient à la pointe d’un fantasme, d’une obsession qui englobe tout. Mélasse impensée de violence et de mielleux, de désirs juvéniles et de réparties gangsta, qui trouve sa concrétisation dans cette scène hallucinante : James Franco reprenant une chanson de Britney Spears au piano, par dessus des images de guns, bitch and drugs, le tout baigné dans la couleur kitch d’un coucher de soleil. Au bord d’une piscine. Avec des masques de catcheur mexicain roses.
Spring Breakers a remplacé les steadicams aériennes de Malick par les ralentis saturés de pop, la terre et les éléments par le fluo émergeant du noir, les danses spirituelles par les poses college-porn, mais la nature des images est la même : dépendante du corps qui s’y rapporte, projection d’une psyché qui s’accapare la représentation, l’emprisonne.

D’une certaine façon, To The Wonder ne possède lui-même ni début ni fin. Marina demeure dans sa recherche d’un amour légendaire, continue à sur-incarner l’autour, danse dans un champ. La lumière "merveilleuse" qu’elle y rencontre – devrais dire : qu’elle y projette – cristallise la contradiction que Marina incarne. Signe que sa merveille n’est pas une merveille du monde mais est au-delà de lui.
Difficile cependant de juger du regard critique que pose ou non Malick sur son héroïne. En faisant de Spring Breakers un film gouverné et soumis jusqu’à l’extrême à l’obsession de ses personnages, Korine est délibérément critique. Au sens strict. Voilà à quoi ressemble l’univers de quatre gamines qui voient dans le soleil californien et le Mtv-style-of-life une fin en soi, voilà comment leur univers se dévoile et se structure. Mais quid de Malick ? Des arguments existent. C’est Neil par exemple, non pas Marina, qui apprend la charité, le soin aux autres, l’exercice difficile du pardon. Surtout : c’est le mont Saint-Michel, la "merveille" du titre, qui clôture le film. Cette merveille demeure là. Merveille immanente, terrienne, qui n’a nul besoin de Marina et de ses lumières extraterrestres pour être.
–––
1: Sur ce point Malick était assez peu chrétien, le pêché – l’obstacle à – n’avait rien d’originel, au contraire il était toujours post. Plus rousseauiste qu’hobbesien, plus généalogique que génétique. Jusqu’à To The Wonder justement, où Marina apparait comme le seul obstacle à Marina, sans que le film ne lui cherche de raisons d'être ainsi. back

2: Encore que. La dernière séquence sur la plage de The Tree of Life, où l’image est entièrement pliée à la projection mentale du personnage de Sean Penn et s'écarte du support que lui fournissait le souvenir, est plus proche de To the Wonder que du reste du film. back

19 févr. 2014

La nation adressée

Scène assez sublime, sublime et glaciale, en clôture de l’épisode de reprise de House of Cards : après cinquante minutes de silence, Frank Underwood (Kevin Spacey) nous parle à nouveau. Did you think I'd forgotten you ? lance-t-il en croisant notre regard par miroir interposé. Possible, avec un an d’écart, qu’on eût oublié ce tic formel employé par la série, ce langage méta par delà le quatrième mur, possible qu’on eût entretenu un doute cinquante minutes durant. Un doute ou une attente. Peut-être la série avait-elle abandonné le procédé comme elle venait brutalement d’abandonner certains personnages. Peut-être qu’Underwood l’avait abandonné pour elle, parce que trop occupé à sa nouvelle fonction pour nous parler encore, parce que cette nouvelle fonction représentait déjà la victoire vers laquelle tendait la première saison, parce que les protocoles avec lesquels on s’adressait aux gens en tant que chief whip ne peuvent plus être les mêmes lorsqu’on est vice-président des États-Unis. Parvenu à un certain degré de la chaine alimentaire, il n’y avait juste plus de raisons pour Underwood de s’adresser à des fourmis. C’est pourtant l’inverse qui s’opère.

Vous pensiez que je vous avais oublié ? Peut-être l’espériez-vous, ironise Underwood. Beau Willimon a été inspiré en retardant ce retour de la parole méta de son antihéros, car cet ajournement emphase la singularité d’House of Cards. Si House of Cards emprunte à la tragédie son amour pour les mécaniques d’horloger, elle n’en est certainement pas une elle-même. Qu’on jette un oeil à une autre des grandes séries politiques récentes, Boss, et on s’apercevra à quel point, par comparaison, il est peu question de politique dans cette dernière. Boss, si elle se base sur la corruption notoire de l’administration de sa ville d’attache, Chicago, demeure un drame à hauteur d’homme, une lutte contre l’oublie et la dépossession de soi, qui culmine en une lutte contre la maladie (la maladie de Lewy). La politique, dans la série de Farhad Safinia, n’est que le cadre de cette dépossession, et l’incapacité croissante et irrémédiable de Tom Kane à départager ce qui relève du réel de ce qui relève de l’hallucination, l’incapacité concomitante à contrôler, profite à l’intérieur de ce cadre d’une tension que peu d’autres cadres auraient pu procurer. C’est parce que Kane est un individu public, parce qu’être maire de Chicago (et ce qu’être maire synthétise : sa soif personnelle de réussite) le place nécessairement en relation et en commerce avec les autres, que sa maladie n’est plus seulement maladie mais crise existentielle, drame. Kane est un individu qui doit scruter pour contrôler, et veut être scruté pour être reconnu à la place qui est sienne. Et qui l’est. Le tic visuel propre à la série, ces enchainements de plans macros sur les corps, ne disent que cela. Peur simultanée d’être vu ou de ne pas être vu, de voir ou de n’avoir pas vu. Le problème pour Kane est que les désirs parallèles d’un maintien dans la réussite et d’une reconnaissance de ce maintien vont fournir les armes à leur propre anéantissement. Scruter/être scruté, c’est aussi établir/dévoiler le constat d’une impossibilité grandissante. La chute personnelle de Kane serait moins chute personnelle si Kane était un personnage de l’ombre. Autrement dit, s’il n’était pas un personnage politique. Et c’est ici le seul sens accordé à la politique dans Boss.
On a rappelé la série à ses inspirations shakespeariennes. À raison. Qui s’est-il déjà senti concerné politiquement par l’histoire d’Hamlet ? Pas grand monde, sans doute.

Le politique, au contraire, est le centre de House of Cards. House of Cards, c’est en fait The West Wing renversée. C’est l’action au détriment du dialogue, l’imposition au détriment du consensus, la lenteur au détriment de l’effervescence, la crainte du pire au détriment de l’espoir du meilleur. Surtout : c’est la parole unilatérale au détriment du dialogue pluraliste. Ainsi aux walk and talk frénétiques des lieux de passage et d’intersection s’opposent les discrets travelings des salles closes. Quand Sam, Toby, Josh et les multiples autres échafaudent leurs projets dans une mise en mouvement perpétuel des uns avec les autres, Frank Underwood et sa femme les conspirent dans la toujours identique intimité nocturne d’une cigarette partagée. La parole dans The West Wing est colloque permanent parce que la croyance politique de la série est croyance dans une construction commune. À travers la mise en scène de la parole était reproduit l’avènement d’un débat performatif dans lequel le spectateur était réinstitué de fait. Faute de pouvoir participer, il pouvait pondérer l’hétérogénéité des positions, faire sienne l’intelligence des personnages. D’autant plus que cette intelligence était construite sous ses yeux, maïeutique. Dans ses dérives, c’est ce qu’on reprochait à Sorkin, une sorte de condescendance paternaliste.
Consistants, les monologues méta d’Underwood ne sont que le pendant structurel de son propre rapport au politique : la démocratie comme support à la volonté de la volonté individuelle.(1) House of Cards ne construit pas avec le spectateur, mais elle dialogue sciemment avec lui, ne cesse de le désigner, à la manière dont un archer ne cesse de désigner sa cible. C’est ce qui est glaçant. Qu’Underwood ne vise pas un pouvoir accessoirement, mais au contraire nécessairement politique. House of Cards est pertinente parce qu’House of Cards fait en fait preuve d’une véritable croyance dans la force politique (expressément dit dans Chapter 18, lorsqu’Underwood glose sur la force réelle de la puissance économique). Underwood est homme politique parce que la politique est une puissance insurpassée. Autrement, y perdrait-il son temps ? Chaque clin d’oeil de Franck peut aussi bien s’interpréter comme un "Regardez comme la politique me rend puissant". Mais parce que cette puissance est puissance précisément politique, chaque clin d’oeil est aussi un "Merci de me l’avoir permis". Alors, en effet, devant l’incarnation dece que nous avons permis, peut-être n’est-ce pas plus mal que le dialogue reste à sens unique. Car qui aurait le coeur de lui répondre : "Avec plaisir monsieur le Vice-président" ?

––––––

On pourrait conjecturer sur la fin que décidera de donner Willimon à la série. Il serait néanmoins dommageable que Franck Underwood chute de lui-même. Ce serait tout de même une victoire de sa politique s’il n’était évincé que par meilleur calculateur que lui, ou par erreur de calcul de sa part. Une jolie fin verrait plutôt son unilatéralisme briser. La simple perte d’une élection où tous ses calculs n’éclipseraient pas son antipathie. Ou, pour rester dans le ton cynique de la série, la révélation que malgré toute sa volonté il n’aura jamais été que l’expression d’une volonté commune, outil à l’usage de, qu’on laisse se penser lui-même autonome que pour mieux l’utiliser.
–––
1: Qu’Underwood soit démocrate plutôt que républicain n’est alors pas étonnant. N’importe quel tacticien de la trempe d’Underwood ne peut pas ne pas l’être. Plus le climat politique se voudra progressiste, pluraliste et ouvert, plus les représentants paraitront démocratiques, et plus le terreau sera favorable à sa volonté. Qui veut être roi ferait mieux de vivre en démocratie. back

12 févr. 2014

Antigone a-t-elle chialé ?

2013 au cinéma - 2


Zero Dark Thirty et Michael Kohlhaas partagent en guise de plan final deux visages en larmes, respectivement celui de Jessica Chastain et de Mads Mikkelsen. Avant ça, le jeu des deux acteurs s’était construit autour d’un minimalisme introverti assez identique, sorte de froideur mutique pour Mikkelsen, de placidité administrative pour Chastain. Par contraste, les deux plans apparaissent comme un ultime feedback de l’individualité des personnages. Une expression d’eux-mêmes qu’ils auraient constamment ajournée, reflet final sur un enjeu humain que le cadre narratif aurait jusqu’ici tenu hors champ. Ils sont aussi là en conclusion, si ce n’est en climax, de deux courses-poursuites, deux traques, celle du terroriste et celle du baron ayant outrepassé son droit, qui s’étaient établies pour eux deux sur le mode de l’obsession. Obsession d’une forme de justice, rétablissement d’un devrait être qui au nom de la justice avait privé ces deux vaisseaux de leur empathie au monde. Ainsi Maya dans Zero Dark Thirty est ostensiblement privée d’une vie en propre, chasseuse intégralement tournée vers une chasse qui lui refuse d’avoir vraiment amis, amants et même home. Parallèlement, Kohlhaas devra mettre au placard famille et métier, de manière à peine plus volontaire que Maya quand ce n’est pas de manière plus tragique (la mort de sa femme, puis la sienne). La justice, comme concept à (r)établir, accaparera à la fois la conduite de leur corps et la direction à suivre. Simples instances empiriques, Maya et Michael se traitent eux-mêmes comme les individualités accidentelles à travers lesquelles l’horizon du devoir s’incarne. Individus désubstantialisés à la façon de la loi morale kantienne, ou carrément trompés à la façon de l’Esprit hégélien. Outils à l’usage du concept ou objets d’une "ruse de la raison".

Cette contorsion douloureuse de l’individu à sa tâche, c’est peut-être le film de Des Pallières qui l’exprime le mieux. Cette scène magnifique, la mise bas d’une jument, quasi-plan-séquence où l’on voit Kohlhaas entrer dans le champ comme s’il entrait sur les planches, c’est-à-dire en protagoniste rapporté, venir soutenir discrètement par quelques gestes précis la délivrance de l’animal, et ressortir tel qu’il était entré. Le plan condense l’émerveillement de Kohlhaas pour la chose de la vie et il reflète conjointement le rapport que Kohlhaas entretient avec. L’animal est d’abord autonome dans son travail, sujet principal, et l’intervention de Kohlhaas, parce qu’elle est aussi importante qu’inframince, exprime comme la reconnaissance de cette autonomie. En regard de cette scène, le reste du film n’est plus qu’un contrechamp contradictoire où Kohlhaas, celui qui aidait à mettre au monde, par le devoir qu’il s’impose devient celui qui abat. Cette intervention-là ne cessera de détonner avec l’interventionnisme meurtrier dans lequel Kohlhaas devra s’investir.
D’ailleurs, que cet interventionnisme soit meurtrier est secondaire. C’est plutôt son aspect dérogatif, anticollégial, qui semble peser sur la conscience de Kohlhaas. Aspect qu’il essaiera constamment de conjurer, partant de ses premières tentatives légales pour résoudre le conflit, à la pseudo démocratie de son armée, jusque dans la reconnaissance d’un verdict judiciaire pourtant fatal. Car le problème de Kohlhaas est bien d’avoir affaire à une justice qui n’est plus autonome. C’est parce que la voie légale, pire : son représentant, s’avère inopérante à établir la légalité que Kohlhaas doit s’engager dans la guerre. Devenir, en quelque sorte, le support singulier d’une prétention universelle. C’est la douleur muette du personnage : ce devoir de l’individu face à l’immanence du concept, ou plutôt : face à son défaut d’immanence. Le dialogue avec Luther l’exprime. Kohlhaas n’y refuse pas Dieu, il refuse que la justice inter-humaine soit sous-traitée à Dieu. Chaque chose dans son camp : à Dieu la justice divine, aux hommes la justice humaine. L’exigence d’un monde juste ne peut être reportée hors du monde. Si la société échoue à incarner cette exigence, c’est alors à l’individu, pense Kohlhaas, que le devoir revient, quitte à être écrasé par la charge. Ce que la charge ne manquera pas de faire. Les pleurs de Kohlhaas à la fin de sa quête sont aussi bien les signes d’une tristesse face à une justice qui a demandé la vie comme prix, que les signes d’une joie face à une vie où s’incarne enfin la justice.

Le problème est légèrement diffèrent pour Maya. Si la justice qu’on refuse à Kohlhaas lui est refusée en vertu d’une structure sociétale pour qui il est plus commode de laisser en suspens la question de l’application, ce n’est pas une seconde le cas dans le film de Bigelow où l’exécution de Ben Laden l’acte de la justice apparait au contraire comme le désir unificateur d’une nation. Aussi la lutte de Maya se dévoile d’abord comme lutte géographique. Résorber le fossé spatial entre coupable et victime, conjurer la distance jusqu’à littéralement faire apparaitre l’un sur l’écran de l’autre. Donner à Langley la puissance de voir – qui est alors puissance d’agir – sur Abbottabad.
Il est signifiant que Maya apparaisse dans le film comme un individu déraciné. Quand Kohlhaas rencontre son élément perturbateur alors qu’il voyage de son chez-soi vers ailleurs (un chez-soi qui apparaitra à plusieurs reprises dans le film), Maya, elle, est d’emblée ailleurs. Son premier territoire est celui d’un "black site".(1) Maya apparait plutôt qu’elle ne s’insère ou ne s’engage et le visage que filme pour la première fois la caméra en cadrant sur Maya est déjà le visage d’une obsession. Il en va ainsi de son home qu’il ne pourra être envisagé qu’une fois la justice acquise. Une des premières décisions prises par Kohlhaas avant de partir en guerre est de vendre une partie de ses terres. Tu me les revendras une fois tout cela terminé, dit-il à son acquéreur. L’incapacité du monde à incarner un ordre est aussi incapacité des individus à incarner un territoire. Mais Kohlhaas, lui, n’oublie jamais quel est son chez-soi et il semble tout aussi signifiant alors que les pleurs de Maya interviennent précisément lorsque, sa quête achevée, un pilote lui propose de l’amener "où elle veut".

C’est dans cette mise en suspens que Zero Dark Thirty est moins naïf qu’il ne voudrait. Si Ben Laden représente le mal à abattre, il représente simultanément le mal fantasmagorique, jusqu’au bout sans visage, à travers l’abattage duquel on pense pouvoir découvrir le Bien. Pour Maya, pour qui la question d’une justice "judiciaire", c’est-à-dire pluraliste, ne se pose jamais – et le film a ici raison de la suivre – abattre une fois pour toutes le Mal, c’est aussi devoir faire le constat d’un Bien dont la révélation n’est pas concomitante. Et si les pleurs de Kohlhaas marquent l’achèvement d’une exigence éthique, un devoir qui est devenu et au-delà duquel il peut donc bien mourir, les pleurs de Maya marquent au contraire l’exigence d’une éthique à venir. Si Kohlhaas réussit à rendre immanent un certain concept de la justice, Maya, croyant faire de même, accomplit plutôt l’inverse. Réalisant son concept, c’est son effectivité dans le monde qu’elle rend inopérante. Car au-delà de la conception dualiste que Maya éradique en éradiquant son Mal demeure encore un monde à investir, un chez-soi qu’il lui faudra construire, un et un vouloir auquel il lui faudra apporter une réponse. Ou, version plus noire, demeure un nouveau Mal à instituer – et alors l’hésitation sur le « où voulez-vous aller », et la non-réponse de Maya, deviendrait plus ambigüe, voire inquiétante.
Mais on peut rêvasser. S’il est permis à Maya de rester vivante à la fin de sa quête, c’est peut-être que la raison n’a pas encore fini de lui imposer sa "ruse".
–––
1: Et son élément perturbateur – le nine-eleven, le terrorisme – est lui aussi déjà là, sous la forme de ce prélude sonore, pur hors champ sans images, presque hors du film. back

6 févr. 2014

L'histoire mimée

Hunger et Shame sont deux films fascinés par l’aliénation de l’individu. Du premier le penchant moral, du second son versant physiologique. Pas tout à fait cependant : l’enfermement moral de Bobby (Michael Fassbender) dans Hunger, son obstination dans la cause, était déjà lié, outre les sévices subits, à un enfermement physique. Le film le représentait de manière assez belle dans ce corps devenu carcasse fragile, presque effondrée sur elle-même par la privation volontaire. Shame exploitait un parallélisme semblable. Au rapport malade de Brandon aux corps (Michael Fassbender encore), malade parce que toujours en surplus ou en déficit, capable de posséder deux corps simultanément, le sien à répétition, ou soudainement incapable de n’en posséder aucun, répondait son désœuvrement affectif. Aussi, l’aliénation progressait d’un film à l’autre et Shame esquissait le commencement d’une infection de soi aux autres. Car non seulement, on ne baise pas seul, mais à la cellule de prison de Bobby se substituait le New York de Brandon, au dialogue privilégié avec le prêtre, les exigences plurielles de l’individu social. Il y avait toujours le risque que la radicalité de Bobby se propage à la cause, mais le risque demeurait abstrait et d’une certaine façon renfermé en Bobby. Le martyr a toujours la forme de l’individualisé et bien qu’il se donne comme exemplaire, l’exceptionnel est constitutif de sa nature. Mais dans Shame, l’obsession mal calfeutrée s’exprimait d’abord comme souffrance évidente des autres, se signalait d'abord par elle. De l’effarement d’une inconnue face au comportement intrusif de Brandon, jusqu’à la tentative de suicide de sa soeur. Le terme d'aliénation recouvrait alors pleinement son sens étymologique premier, celui d’un “transporter ailleurs”.
12 years a slave, d’une certaine manière, représente le climax de cette infection : c’est alors totalement à l’autre que relève la charge de subir l’aliénation de soi. Si l’esclave est le premier aliéné, au sens de première victime effective d’une perte de droit, s’il est celui qui souffre des symptômes de l’aliénation, c’est la société possibilisant cet esclavagisme qui en est le patient zéro. Edwin Epps, le maitre (Fassbender toujours), peut s’entendre comme une version radicale de Brandon, alors que Sissy, victime périphérique, se généraliserait en Salomon. C’est alors un autre film qui se dessine en creux dans 12 years a slave. Un film non pas sur Solomon mais sur Edwin, un film où le l’idiosyncrasie néfaste d’Edwin s’interpénètrerait avec un certain état du monde, de la société américaine du XIXe siècle, l’un et l’autre oeuvrant conjointement à leur perpétuation, c’est-à-dire à leur irrésolution. Mais en adoptant le point de vue de Solomon, celui de l’aliéné qui n’aliène pas, McQueen marque son projet d’une divergence fondamentale.

Shame, comme tout bon drame ou tragédie, acquiert son souffle à travers l’ambivalence. Celle, dans la chute de son personnage, des causes efficientes en jeu. C’est-à-dire l’oscillation perpétuelle et floue de l’individu, quant à son aliénation, entre un environnement et une volonté. Responsabilités équivoques qui font de Brandon à la fois la victime et le coupable de son enfermement, et à la fois ni l’un ni l’autre. C’est la belle dernière scène du métro, qui voit l’introduction du film faire volteface et se retourner aussi bien en que contre elle-même. Le volontarisme frontal de Brandon est alors remplacé, si ce n’est supplanté, par l'appétit de la jeune inconnue. Le germe placé là par l’un se voyait développé individuellement par l’autre et, aussitôt, le comportement néfaste de Brandon semblait se mélanger indistinctement au comportement plus général du monde. Le monde, semble-t-il, fournira toujours de quoi dépendre à qui le cherche. Dit autrement, fournira à un sujet un maitre en quête de sujet, à un maitre, un sujet en quête de maitre. Hunger ne diffère pas. L’obstination morbide de l’un à défendre une position se heurtait à force égale à la volonté de réprimander de l’autre, formant ainsi un organigramme indéchiffrable de causes et de conséquences. Une interdépendance dans l’échelle de la violence. L’aliénation dans Hunger et Shame est aliénation volontaire. Volontaire dans une certaine mesure, dans la mesure exacte où l’aliéné n’est pas totalement inactif ou inopérant dans le processus. À part égale avec son monde, ou à part devenue trop complexe pour être perçue comme duelle. C’est d’ailleurs dans cette ambivalence et dans l’équivalence structurelle que les films mettaient à jour, que pouvait être trouvée la possibilité d’une combinaison sereine. Fut-elle courte et fragile. Mais l’aliénation subit par Solomon, elle, est étrangère au volontarisme.
Aussi étrangère que l’est l’esclavagisme et, parmi les types d’esclavagisme, notamment celui qui s’est opéré à travers la traite des noirs. Cette aliénation représente au contraire l’absolu unilatéral et sa "puissance" est celle d’un pur trou noir – en sorte – vis-à-vis duquel toutes les forces en propre de ce que lui fait face ne rentrent soudainement plus en jeu. Solomon Norhtop peut bien être cultivé, lettré, en bonne santé, apte à se révolter, et cætera, il peut même aller jusqu’à être – comble de – un homme libre, tout cela n’importe plus.
D’où la littéralité étrange qui domine 12 years a slave. L’énumération de faits, plutôt que la manifestation de formes. Énonciations transparentes, et donc sans profondeur, des coupables et des victimes. Et de ce par quoi les coupables se rendent coupable et les victimes victime (les premiers par beaucoup, les seconds par le seul fait d’être noir). Comme si le film, de peur de devenir autre chose qu’un film sur l’esclavage, abandonnait toute volonté d’insuffler un sens en dehors du sens interne, diégétique, des images. Refusait toute extension universelle au cas particulier de son histoire. Mais c’est que d’une certaine manière, en adoptant le point de vue de Solomon, le film doit lui-même faire face à rien. Faire face à rien à la manière dont on fait "face à rien" lorsqu’on fait face à un trou noir. Le film alors devrait être capable de penser le néant. Pas n’importe quel néant. Ce type de néant qui n’est subitement plus théorique mais est néant dans le monde. Pure impossibilité en somme (dont la réalité au sein de l’Histoire stipule pourtant qu’elle est non seulement possible mais, effectivement, fut) à laquelle le film ne prétend d’ailleurs pas. Dès lors, l’esthétique et les formes qu’extrayaient Hunger et Shame de leur tragédie humaine disparaissent de concert avec une ambivalence qui n’est plus de mise. Ne demeure à la manière d’un document, ou à la manière d’un simple montré, plus que le cadre à travers lequel cela est montré.
Dans ce cadre, ce qui frappe d’emblée est la position de Solomon. Solomon Northup n’est pas l’esclave d’un esclavagisme aveugle. Corps au fond du cachot ou corps au fond d’une mine. Au contraire, ancrant le récit autour de Solomon et de ses relations à l’autre, l’esclavagisme de Solomon apparait concomitant à sa stricte nature normative, qui se dévoile d'autant plus accablant que cet esclavagisme-là est donc social, mondain.
À quelques actes de cruauté près, Northup pourrait avoir l’apparence d'un homme subissant contre son gré une privation, comme beaucoup avant et beaucoup après lui l'ont subie. Mais en permettant à Northup d’interagir à ciel ouvert n’en apparait que plus nettement le bémol, la particularité de sa situation : que Solomon est surtout un homme privé de sa liberté en droit. Solomon peut bien battre un de ses maitres, il peut bien en défier verbalement un autre, essayer d’en duper un troisième, dans chaque cas, un seul des deux individus concernés possède le droit de faire de l’autre ce que bon lui semble. En faisant de Solomon un esclave au-monde, c’est ce bémol-là qui apparait au grand jour. Et c’est à travers ce "bémol" que le film ne cessera plus, dès lors, l’extraction de l’innommable dans le phénomène de l’esclavagisme. Car c’est ok, dit le législateur, ton objet tu peux coucher avec, tu peux lui faire découvrir les charmes de la vie bourgeoise si ça te dit, mais aussi bien, et c’est toujours ok, tu peux le mettre à mort ou l’obliger à danser pour toi à trois heures du mat’. Cette réduction d’autrui à son statut d’objet parmi les objets, c’est-à-dire propriété en demeure de trouver acquéreur et régie selon les lois de l’acquisition et de la propriété, n’est véritablement possible, comme représentation, qu’à travers cette prise au monde de Salomon. Pour que l’esclave soit enfin représenté comme l’objet que l’esclavagisme voit en lui, encore fallait-il le filmer comme tel, lui donner ce cadre.

L’esclavagisme comme esclavagisme en droit – et parce que la structure qui le permet n’est pas uniquement légale mais plus vaste : comme esclavagisme en monde – voilà peut-être tout ce que 12 years a slave voulait mimer dans son dispositif. Sans doute n’est-ce pas sans valeur.
Notons en ce sens la belle intégrité du film jusque dans son dénouement : que la libération de Northup soit non seulement rendue possible par l’entremise d’un étranger à cette loi-là, ou à ce monde-là (le personnage joué par Brad Pitt, travailleur canadien), mais que cette libération ne soit que le rétablissement d’un droit légal et non la reconnaissance d’un droit humain, semble la seule issue cohérente.
25 ans avant le vote du XIIIe amendement, Northup n’est pas encore un homme, il n’est que le propriétaire de son affranchissement.


29 janv. 2014

Vers le plancher et au-delà

2013 au cinéma - 1


« Tout corps persévère dans l'état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n'agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d'état. »
Première loi de Newton.

Le mouvement rectiligne uniforme est peu ou prou l'incarnation de la pensée protolibérale. Avec lui s'entend, pour la première fois, l'individu physique comme cinétiquement autonome, corps n'ayant besoin de nul vecteur pour poursuivre à l'infini son mouvement. Le mouvement rectiligne uniforme, c'est aussi le grand vilain du dernier film de Cuarón.
Gravity est un film de mouvements. Certes. Une typographie exhaustive des corps en déplacement, boutant jusqu'à une forme d'impossible, à la fois extra-terrestre (la fluidité multidirectionnelle des objets et des gestes), illogique (caméra traversant les visières des astronautes, par exemple) et illusoire (aucun dispositif d'enregistrement ne peut enregistrer ce que Gravity enregistre, même si le film avait effectivement été tourné dans l'espace, et le plan-séquence, tout en asseyant l'impression d'une absence totale de dispositif – sorte de naturalisme refusant jusqu'à l'effet de montage – est absolument fonction d'une technique cachée, d'un complexe de dispositifs de pointe, tant numériques qu'analogiques(1)). Tout bouge dans Gravity. Mais pas seulement les corps entre eux. Ce qui fait de Gravity un pur cinématographe est le ballet incroyable de rapports entre le mouvement des corps filmés et le mouvement des caméras qui les filment. L'écriture en mouvement du mouvement. En cela le film est impossible à détester, représentant la concrétisation la plus pure, contemporainement du moins, du formalisme propre au cinéma. Sa possibilité singulière comme forme d'art, celle d'un rapport univoque d'état entre la représentation et le représentant.
Ce qu'on remarque moins est que Gravity, tout plongé qu'il soit dans la graphie du mouvement, est aussi un film malade, traversé par la totale contradiction de son élan narratif. Gravity est un film qui bouge, oui, mais qui bouge vers l'immobilité, qui tend vers l'arrêt.
La poussée de trop, le rebond mal angulé, l'absence d'attache, c'est-à-dire tout ce qui risque d'amorcer une dérive sans fin, de tracer une trajectoire hyperbolique, sont les formes de l'horreur dans Gravity. Il faut apprécier la simplicité et rendre grâce à Cuarón : jamais une perceuse s'écartant de la portée de la main n'a été un aussi grand sujet de panique. Grand survival movie où le ce à quoi il faut survivre est ce satané principe d'inertie, et son penchant psychologique, l'angoisse du mouvement infini qui fait dériver vers l'infini. Le film ne trouve donc de résolution que dans le ce par quoi le principe d'inertie peut être contré, la poignée, le câble, la bouteille de gaz, la capsule de secours et finalement, la gravité bien terrestre de chez nous autres. Aux valses rationnelles et apaisées de 2001, Alfonso Cuarón substitue la danse entropique des êtres autonomes. Aux corps sur-incarnés des autres grands films de l'année – sur-incarnés dans le capital (The Wolf of Wall Street), dans la morale (Michael Kohlhaas), dans l'affect (La vie d'Adèle), la passion (L'inconnu du lac), ou l'obsession (Spring Breakers)–, il substitue le corps théorique et universel, seul en lui-même dans sa prise avec l'espace-temps. Corps constamment en danger, constamment en lutte avec le mouvement du monde, et, à voir le visage de Sandra Bullock depuis les premières secondes du film, constamment exténué par lui.
Gravity s'avère alors un film épuisé par son principe, subjugué et simultanément terrifié par ce qu'il met en oeuvre. La contreplongée sur Sandra Bullock qui clôture presque le film est en cela la parfaite réfutation de tous les dispositifs précédents. Simultanément elle enracine, statufie le corps enfin immobile de l'actrice. L'icône que le film recherchait, c'était finalement ça. En déplaçant l'espace de l'histoire dans celui abstrait de la thermosphère pour mieux fantasmer la possibilité d'un retour sur Terre, d'une réappropriation du familier, Gravity est un film d'enfant qui voudrait "faire pouce" et mettre en pause le jeu en cours, c'est-à-dire précisément pouvoir le considérer comme jeu, comme une vue de l'esprit.

HAL dans 2001 est soumis à la même force d'inertie que les corps de Gravity. Et bien que cette inertie soit plus psychologique que physique, HAL la pousse jusqu'à la même forme de terrifiant que le font les débris, les stations spatiales, les combinaisons de Gravity. Mais on sent bien l'influence des presque 50 ans de chaos paradigmatique qui séparent l'Odyssée de Kubrick du film de Cuarón. À quel point, prenant en partie acte du même état du monde, de son équivocité monstrueuse, 2001 est une croyance dans le progrès, et surtout dans sa nécessité, là où Gravity ne fait que tendre vers le retour à un stade antérieur, à une version du monde régentée par des lois plus simples. La gravité unilatérale et surplombante de préférence aux mouvements cinétiques des atomes. Le retour au foyer chez Kubrick (puisque c'est bien de ça qu’il s'agit après tout : pour Ulysse de retourner chez lui) s'opère dans une fuite hallucinée vers l'espace au-delà, et à travers lui espère atteindre une humanité nouvelle.
À l'exacte inverse de Gravity, où le voyage n'est qu'épreuves en vue d'une réappropriation du foyer, de la récupération d'un accord perdu, 2001 est une odyssée antinomique, un voyage transcendant où le retour à est en fait un dépassement, où le foyer est un foyer à-venir, pas encore construit, et, clairement selon le Kubrick de 1968, pas encore terrestre. Ainsi des "foetus" présentés par les deux films. Le foetus dans 2001 est foetus cosmique, être nouveau. Dans Gravity, il est foetus anachronique, laissé-aller d'un adulte se rêvant momentanément en deçà de l'adulte, rêve d'un utérus retrouvé, retour à une environnement normé. Et ce que le premier imaginait semble déception pour le second.
–––
1: Pour s'en convaincre, exemple ici.back

7 févr. 2013

Cartographie des photons

Devais avoir 15 ans lors de ma première rencontre avec Hopper. Romantisme mal placé oblige, j'y ai vu la parfaite incarnation transatlantique d'une sorte de spleen baudelairien, ou encore celle chère à Schopenhauer (en moins extrémiste mais en aussi globalisante) de la souffrance/ennui comme moteur-des-moteurs, vecteurs parmi les saints. C'est que non seulement on est toujours enfermé dans la peinture d'Hopper, dans des murs, dans des décors vides, mais qu'en plus toute sortie dans le monde semble éperdument déceptive. Comme peintre, on n'y trouve rien que du morne, que des constructions anti-exceptionnelles, tristement prosaïques, que des industries sans enchantement. Comme personnage, rien d'autre à faire que d'attendre – et dans une attitude qui ne semble que trop consciente qu'il n'y a rien, vraiment, à attendre. Au mieux (et souvent) regarde-t-on le ciel comme en quête de nuages baudelairiens, allégories d'un "any where out of the world" absolument métaphysicien – nuages qui en-sus ne sont pas mêmes visibles dans les cadres d'Hopper, mais sadiquement cachés, comme si la dernière allégorie disponible pour "aérer" les hommes était elle-même un mensonge éhonté, inefficiente et inefficace. En deux mots, on regardait beaucoup le ciel chez Hopper, mais il n'y avait rien à y voir. C'est pour toutes ces raisons qu'on pouvait se permettre de peindre des wagons sans attraits, des dessous de ponts, des maisons banales, parce que, anyway, rien n'était plus merveilleux, parce que ces figures communes n'étaient de toute façon ni plus ni moins merveilleuses que les autres. Bref : c'était pas la joie.

Ma seconde rencontre eut lieu vers mes 20 ans à l'occasion d'un devoir d'esthétique. Alors Hopper avait perdu de son spleen pour s'émerveiller de la présence d'une dialectique universelle. C'était la pénétration communément partagée d'une même marche vers le progrès entre intérieur et extérieur. L'idée que le même mouvement – l'Histoire, le modernisme, qu'importe – était une affaire privée autant que publique, parcourant sans discrimination une chambre comme un perron, une habitation comme un paysage. Extériorité et intériorité n'étaient plus des pôles opposés et antagonistes où les intérêts de l'un se joueraient nécessairement contre ceux de l'autre. Au contraire, la même lumière les baignait et les mêmes attitudes s'y superposaient indifféremment. Assis seul sur son lit ou à plusieurs à la terrasse d'un hôtel. Le ciel presque éternellement bleu des peintures d'Hopper n'était plus l'allégorie d'une vacuité indépassable mais le signe quasi-naïf d'une positivité solaire. Phares et wagons n'étaient plus les gimmicks d'un désenchantement mais les figures représentatives d'un progrès uniformément en cours de progression. Les temps modernes étaient une affaire qui ne laissait personne pour compte et aucune place n'y était étanche. C'était même une affaire qui pouvait résister à la nuit. Exemple du trop-vu Nighthawks où la plus modeste activité humaine venait littéralement éclairer la cité de par sa seule présence.(1) Certes, on ne savait toujours pas bien ce qu'on faisait dans les tableaux d'Hopper, quand et si on y faisait quelque chose – de la photosynthèse sans doute –, mais on semblait cependant particulièrement serein d'y faire ce qu'on y faisait. Y-être, ou en-être semblait suffire à soi. Et de toute façon, ultime positivisme, on ne pouvait pas y échapper : il y avait toujours un coup de vent, un entrebâillement, un feuillage, pour faire entrer et rendre compte que le même air-du-temps se partageait égalitairement en toute chose. Hopper comme témoin universel d'une élan progressiste.

Ma troisième rencontre avec Hopper – rétrospective parisienne oblige – quoique proche de la seconde, est cependant moins théorique et plus idiote. L'opportunité de voir en masse les toiles originales rassemblées dans un même lieu fait surtout sauter aux yeux à quel point il est, chez Hopper, question de lumière. Et peut-être question que de cela. C'est un lieu commun de parler de la lumière chez Hopper. Autant que d'en parler chez Caravage ou Vermeer. M'enfin, le simple fait d'évoquer la lumière dans les œuvres de Caravage/Vermeer/Hopper suffit à percevoir en quoi leur traitement respectif de la chose les différencie, et seulement répondre à la question "Sur quels objets la lumière vient-elle se poser chez ces trois là ?" suffit à marquer entre eux un gap axiomatique et culturel.
En ce qui concerne Hopper, ne pas mentionner la luminosité quasi déstabilisante d'un tableau comme Portrait of Orleans – qui subitement donne à un "pauvre" croisement de route le statut de seule-chose-à-voir – serait un manque grave. Je veux dire par là que le traitement attentionné d'Hopper pour des objets sans-attention – ou plutôt : sans attention pour l'attention dont ils sont l'objet – pointe du doigt la possibilité qu'il n'y ait "rien à voir ailleurs que vous ne pouvez pas déjà apercevoir là". Difficile, pour faire court, de ne pas envisager que la peinture d'Hopper ne s'est pas construite sur l'unique principe du plaisir à capter la lumière peu importe où elle se posait. Et disons que la possibilité que le monde picturale d'Hopper puisse se résumer à l'équation un objet + une lumière = la peinture ne me semble pas une seconde dépréciative de la justesse de l'entreprise. Ce serait de toute façon refuser une place au minimalisme de ses dernières toiles – notamment Sun in a empty room, toile à la fois modeste et absolutiste, dont le titre dit tout ce qu'il y a à dire (et savamment posée en conclusion de la rétrospective, comme tous l'ont justement remarqué) qui semble prophétiser le formalisme pictural de la seconde moitié du XXe siècle, ou encore le formalisme plus plastique des œuvres – au hasard – de Dan Flavin et Donald Judd.(2) La possibilité de lire à rebours l’œuvre d'Hopper comme un traitement de la lumière en milieu "nord-américain post-industriel" ne me parait pas si absconse, ni si pauvre – aussi tautologique que puisse sembler ce témoignage. (3) Minutieux et presque phénoménologue, Hopper donne l'impression de représenter la lumière plus qu'il ne présente ce qu'elle vient éclairer – j'entends par là : sans distinction de valeur, avec force d'immanence.

La pertinence du projet hopperien, et ce qui fait bien de lui un peintre, passe évidemment par son média. Suffit qu'on s'imagine la transcription photographique de Sun in a empty room. Son équivalence mécanique aurait-elle la même force iconoclaste ? La question ne peut pas se décider que du point de vue spectatoriel ni se réduire en quanta d'effort (le 1/100e de seconde de la photo vs. les heures de la peinture). La peinture a pour elle le même pouvoir synthétique qui fait préférer aux botanistes l'usage de monographie dessinée (le dessin des plantes de préférence aux photographies des mêmes plantes). Capacité à la synthèse mais comme marquée immédiatement d'un écart, c'est-à-dire se donnant d'emblée comme une re-présentation. C'est-à-dire-bis, permettant de mieux voir. C'est-à-dire-bis-bis, permettant de re-voir.
Me permet de glisser vers le cas de Thomas Demand et de son étrange projet.
Que disent les photographies de presse reconstituées – maquettisées –  de Demand, si ce n'est que l'actualité de l'événement n'est plus visible dans sa photographie. Que d'une certaine façon, le fait que l'actualité soit aujourd'hui presque toujours médiatisée par l'image, finit par rendre impossible la distinction entre l'actualité elle-même et sa représentation. Que l'image de presse n'est plus un compte rendu de l'information mais l'information elle-même, ou encore l'événement lui-même. Ainsi les photographies de Demand sont moins – moins quoi ? tautologiques, idiotes, étranges ? – qu'elles ne sont éthiques. Pas d'autre choix que de re-photographier, de re-construire l'image, ses objets, sa lumière, son cadre. Que de redoubler, pour la lui rendre, ce qui a perdu sa force de représentation.
Comment réagiriez-vous, si en demandant votre direction ou en demandant une carte, on vous répondait en désignant l'autour d'un geste vague : "Vous n'avez qu'à regarder." / "La voici." ?
–––
1: Tableau certes trop éculé mais dont par ailleurs aucune reproduction ne rend hommage à la subtilité de ses contrastes – trop-vu, mais surtout trop-mal-vu. back

2: On évitera de regarder les dates – sans quoi on se rendra compte que les tâches de Rothko apparaissent dès 1948, et avec lui Pollock, Newman et consort, qui ne sont pourtant pas les premières manifestations de l'abstraction picturale à tendance formaliste (Carré blanc sur fond blanc : 1918). Il serait tentant via cette mise en place historique de faire d'Hopper une sorte d'épave noyée dans le courant moderniste. Sans mentionner le cas Thomas Eakins, peintre malheureusement peu connu en France – lui aussi américain, lui aussi "hyper-réaliste" – mais dont des toiles telles que Max Schmitt in a Single Scull (1971), Sailing (1975) ou encore The Thinker (1900) font plus que partager des occurrences thématiques avec la peinture d'Hopper dont l’œuvre semble, rétrospectivement parlant, ne faire que systématiser le traitement pictural entrouvert par Eakins (sans parler non plus, des liens déjà fortement revendiqués d'Eakins avec la photographie). On risquerait dans cet imbroglio de rater ce qui fait peut-être d'Hopper un peintre déjà au-delà du modernisme.
C'est qu'il existe de bonnes raisons de légitimer un retour contemporain au figuratif sans pour autant ni entacher la valeur de l'abstraction ou celle des problématiques formalistes, ni accorder des faveurs imméritées au classicisme ou néo-classicisme. Ne serait-ce que parce que la figuration de notre époque possède des fonctions et une utilité sociale avérées, qu'on aurait tort de laisser la photographie – et la fiction – occuper seule. Dans le cas de la photographie, simplement parce que trop proche du réel, elle en devient sans doute trop transparente, et que sa consommation médiatique de masse lui interdit en elle-même de postuler au rang d'outil réflexif valable. Dans le cas du cinéma, qui se charge à part égale de la fonction figurative de notre époque, simplement parce qu'il est trop intimement lié aux usages du récit - avec la part d'irréel que le récit implique. D'où les bonnes raisons de se réjouir des percées nouvelles du figuratif. Quel média à part la peinture peut aujourd'hui remplir le rôle vacant d'une présentation non-narrative (et non transparentes) des figures contemporaines ? Au hasard, les peintures "d'aéroports" d'un Dike Blair me semblent aisément répondre à un manque concret dans le champ des représentations du monde, réponses d'autant plus pertinentes que le manque qu'elles comblent semble d'autant plus évident lorsque ses peintures se proposent de le combler. On ne s'en était pas aperçu, mais il y avait bien là un trou. back

3: Si vous vous demandez "Est-ce qu'un témoignage peut ne pas être tautologique ?" la réponse est "Non", bien évidemment. Un témoignage consistant à relater "ce qui s'est passé", son projet même est tautologique – du moins, sa forme parfaite est celle de la tautologie. Dit autrement : celle du réel. back

27 janv. 2013

Les clés de la maison

Comme rien n’est pire que les démonstrations basées sur des arguments incohérents, autant que les adeptes de tel modèle mettent eux-mêmes à disposition les moyens de leur déconstruction. Si les keynésiens avaient auto-formulé les limites de leur système ont aurait peut-être évité le marasme actuel dans lequel sa réfutation a plongé l’économie. Osons imaginer que la thèse néo-libérale aurait été d’autant mieux construite qu’elle comprenait vraiment de quoi elle était la critique.
Bref.
On aime que ce que l'on comprend ; et le reste n'est qu'affection. Pour échapper à cette triste règle qu’on ne souhaite pas voir appliquer à son pire ennemi, trois pistes pour dénigrer l'art contemporain, résumées en trois énoncés faciles à retenir.


- Je préfère la vanille et le XVIe siècle pictural.
L'avantage d'une assertion aussi strictement indicative est que personne ne peux lutter – selon l'adage connu "on ne discute pas des goûts et de couleurs". Pose tout de même une contradiction empirique : on passe son temps à discuter des goûts et des couleurs. Mais évite tellement de contradictions logiques.
Pour les plus joueurs, permet de faire intervenir une définition purement institutionnelle : la qualification en art n'ayant jamais été le produit d'un attribut naturel mais celui d'un attribut contractuel mis en place par les agents historiquement aptes à son attribution, il se peut bien, que ne faisant pas personnellement partie des agents actuellement qualifiés (et n'ayant donc pas à travailler moi-même ces critères), je puisse préférer aux critères contemporains les critères antérieurs, ou aux critères de tel groupe, ceux de tel autre.
Dans une visualisation strictement normative du phénomène artistique, je peux bien donner mon vote de confiance à qui bon me semble. C'est-à-dire le plus souvent, parce qu'il ne faut pas être dupe, vers là où penchent mes intérêts.
L'avantage de la position institutionnaliste est qu'elle n'est pas dénuée de vérité sociale. La contrepartie est qu'elle ne peut pas se refuser, pour rester honnête, une étude critique des intérêts qui entrent en jeu dans tel ou tel groupe décisionnel. Tâche d'autant plus complexe qu'on peut se demander si les systèmes de validation de tel groupe à telle époque sont encore disponibles à l'étude. Car une fois qu'on a fait du phénomène artistique le subordonné de problématiques institutionnelles, apparaissent les éternels réseaux paradigmatiques. Influences sociologiques, politiques, historiques, neuro-biologiques et autres joyeusetés. Une fois qu'on apprend, par exemple, que les modes d'appréciation modernes de l'art sont en ligne droite l'héritage de la Révolution et de l'empire napoléonien (le musée tel qu'on le connait aujourd'hui, comme lieu de rencontre entre l'art et le spectateur est une création napoléonienne – le Louvre – dont la possibilité fut absolument inter-dépendante non seulement de l'émergence d'une pensée révolutionnaire mais, plus prosaïquement, des conquêtes armées de l'Empire), il n'est plus si évident, après une telle re-calibration, que soit encore disponible en état les critères précédents. Que les uns n'aient pas déjà commencé un travail de réécriture sur leurs prédécesseurs, travail qui les rendrait plus ou moins invisibles à des yeux contemporains. En d'autre terme : faites gaffe ! Il se peut que le groupe d'intérêt que vous défendez n'ait en vérité jamais agi selon les critères que vous pensez. Voir pire : qu'il ait agi selon des critères que vous refuseriez d'accepter comme déterminants.
En d'autres termes encore : êtes vous bien conscient des critères qui président à la validation de Vélasquez comme artiste majeur ? Êtes vous bien conscients des transfigurations subies par ces critères et qui font pourtant aujourd'hui encore de Vélasquez une figure importante ? Peux retourner la question : êtes vous vraiment conscients des critères, qui ici ou là, refusent à Sol LeWitt cette même place ?
Ce n'est pas pour rien si la position institutionnaliste est intimement liée à l'esthétique analytique anglo-saxonne, elle-même directement responsable du carnage – pensez vous – de l'art contemporain.
Bref, tuer dans l’œuf le débat sur l'état de l'art en en appelant à la "position de goût" ne sera pas si facile. Beaucoup d'effort au contraire pour seulement invalider le débat. Avec le risque final, pensez-y sérieusement, que via l'esthétique analytique vous finissiez soit par apprécier l'objet de votre déni, soit – plus probablement – par douter qu’un tel objet ait jamais existé. Que votre critique, du coup, ait jamais été pertinente.

- Je suis platonicien.
Ergo : l'art est nul.
La pertinence de la proposition platonicienne tient dans sa primauté historique. L'art, depuis le début, est décadent et n'attendra pas vingt cinq siècles pour subitement le devenir. Son principe même est pervers. Dégénérescence originelle qui n'a persévéré, au mieux, que par triste nécessité sociale, au pire, par totale mé-compréhension des formes idéales. Permet d'éviter les arguments de type dialectique qui font du minimalisme '60 (je raccourcis la chaine et n'empreinte qu'un des chemins possibles) le produit cohérent des recherches picturales de Manet, de Manet le produit cohérent de l'école vénitienne, de l'école vénitienne le produit cohérent du Quattrocento, du Quattrocento le produit cohérent de l'iconoclasme moyenâgeux. Moins qu'une réhabilitation, le fait dialectique peut ainsi être envisagé comme l'argument a posteriori du platonisme. La preuve que sous les apparences naturalistes de la plus modeste sculpture grecque se cachait bien, en effet, un mouvement pervers de la compréhension du monde. L'histoire en acte des représentations, et sa conclusion provisoire au XXIe siècle, démontre l'erreur commise à avoir fait persévérer cet objet (l'objet art) dans l'histoire. Il n'aurait jamais du être considéré comme autre chose que simple fétiche de civilisation, à la façon dont le chrétien moderne considère aujourd'hui le sacrifice d'agneaux comme une mé-compréhension des enjeux véritables des rituels de communion.
C'est un peu comme le problème de la guerre. Ou celui du mensonge. La meilleure position – j'entends par là celle qui offre le meilleur rapport stablilité-simplicité – reste le refus global. Il ne faut jamais mentir. Si l'on commence à envisager des cas susceptibles de rendre le mensonge – ou la guerre – acceptable, on prend le risque d'ouvrir la boite de Pandore des exceptions morales et de finalement voir la morale se délier complètement. Ce n'est pas pour rien si la seule morale qui existe comme telle soit la morale kantienne. C'est-a-dire celle qui refuse toute forme de mensonge, en toute occasion. Et donc :
L'art, en toute occasion : non merci.

- Je n'aime pas l'art occidental.
Des trois, cet énoncé sous-entend le mieux, de votre part, une certaine force de compréhension artistique et historico-artistique. Il sous-entend que vous avez une idée à-peu-près claire de ce qu'est le phénomène occidental et au sein de ce phénomène, de la place de l'art et des enjeux épistémiques dont l'un et l'autre sont à la fois des manifestations et des réponses possibles.
Il sous entend par exemple que vous possédez une culture historique, pas seulement des arts plastiques ou picturaux, mais aussi de la Musique, du théâtre, de la littérature. Que vous êtes conscients que les problématiques qui traversent la peinture – pour aboutir au résultat "ridicule et inacceptable" que l'on sait – ont aussi traversé à l'identique le reste des incarnations culturelles. Et jusqu'à privilégier – drôle de hasard quand on y pense – des formes identiques. Ou en tout cas fortement comparables. Si vous n'aimez pas l'état actuel des arts plastiques, il n'y a aucune raison que vous aimiez l'état dans lequel se meut la Musique, ou la danse, ou quoi que ce soit des manifestations artistiques qui ont persisté jusqu'à nos jours. Ce n'est pas faute pourtant, en ce qui concerne la Musique classique contemporaine (sic), d'être restée tout du long le domaine très fermé de spécialistes qui-savent-de-quoi-ils-parlent, mais étrangement capables d’apprécier du Bach autant que les contrepoints mutiques d’un Kurtag. Ou pour la danse, le domaine quasi-aristocratique de ceux capables de s'offrir un ticket. Tout cela n'est pas très grave évidemment, puisque que vous avez conscience de ce qui est en jeu dans la conception occidentale du monde. C'est-à-dire que vous avez conscience que l'occident s'étire et s'est construit sur une certaine conception de la nature et des techniques, entre autres, et que d'autres conceptions ont existé et continuent d'exister parallèlement. Donc bon, il y a du choix.
Cet énoncé suppose en outre, et il faut le remarquer par ce que ce n'est pas rien, que vous comprenez aussi les mécanismes d'apprentissages latents. Ainsi vous ne vous faites pas avoir par la beauté apparente des tableaux du Titien. Vous savez que la beauté qui en émane est une beauté qu'on vous a apprise à voir, que plusieurs siècles de modulation sociale vous font percevoir non plus la "laideur sacrilège" des pieds nus ou boueux des apôtres de Caravage, mais au contraire, la "beauté d'une représentation plus-qu'humaine de ces figures du divin, capables d'outrepasser jusqu'aux contingences peu glorieuses de la condition des plus démunis". Mais vous ne vous faites pas avoir – donc – parce que vous savez que ce formatage au long cours de votre regard ne cache pas le fait que l'art en occident a toujours été poussé (depuis le scientisme de la perspective au XIVème et même bien avant) par une critique perpétuelle – une remise en cause si vous préférez – de ce qu'est ou non l'objet vraiment constitutif d'une pratique de la représentation libre du monde. Faisant de la sorte honteusement fi des critères pourtant plus nobles que sont par exemple la beauté ou l'agréable, la maitrise technique(1). Vous savez que dans l'escargot de l'Annonciation de Francesco del Cossa traine en réalité la même expressivité païenne, le même rapport à un réel dont on essai de retrouver la présentation la plus primaire, que dans les Zip idiots d'un Barnett Newman. Que la beauté du premier n'est qu'accidentelle, produit d'une époque moins permissive peut-être, qu'elle partage en réalité la même conception erronée de l'art.
Donc vous comprenez en quoi l'énoncé "Je n'aime pas l'art contemporain" est insignifiant et trop frêle pour résister à une attaque. Qu'il n'existe pas une chose telle qu'une conception contemporaine de l'art parfaitement indépendante de ce qui serait une conception hellénique puis classique puis moderne. Que le problème est d’appliquer une vision corpusculaire à une pratique qui, bon gré mal gré, ne l’a jamais été et qu'il faut faire attention à ne pas fantasmer un état de l'art qui n'a sans doute jamais été le sien. Que d’une certaine manière, l’énoncé le moins faux qui s’approche du précèdent est : "J’aurais pu aimer l’art en occident si l’art en occident n’avait pas été le véhicule d’une conception occidentale de l’art."
(gros sic)
–––
1: Immenses qualités techniques, on le sait bien, que demande la maitrise d'un pinceau et d'un pot-de-peinture ; à comparer avec les geekeries de l'horlogerie, le m'as-tu-vu de l'architecture, le à-peu-près de la joaillerie.
Plus sérieusement, il est étrange de constater que les défenseurs d'une conception technique de l'art ne pensent jamais à la place qui devrait logiquement échoir au cinéma dans leur modèle. Surtout au cinéma de blockbuster. Qui en plus d'accaparer une technicité de pointe dans des domaines particuliers (ne serait-ce qu'en dessin ou en peinture à travers la modélisation 3d et plus anciennement le mat-painting) accapare aussi l'ensemble le plus vaste de technicités qu'on puisse subordonner à une manifestation culturelle. Ingénierie mécanique, ingénierie sonore, infographie, architecture, photographie, pyrotechnie – j'en passe. Si bien que, selon cette conception du "noble savoir-faire durement acquis", l’œuvre artistique la plus méritante doit se situer entre Transformers 3 et The Avengers…
Personnellement, ça m'amuse assez pour me donner l'envie de défendre cette conception. Mais je ne suis pas certain que ses défenseurs historiques soient aussi enjoués que moi à l'idée. back